Actuellement, la loi interdit la vente d’électricité entre entreprises privées au Québec, à l’exception d’une condition: un producteur privé d’électricité peut en vendre à une société privée si cette dernière est située à l’extérieur de la province, en Ontario ou aux États-Unis, par exemple. (Photo: Getty Images)
ANALYSE ÉCONOMIQUE. Confronté à une demande en électricité beaucoup plus grande que l’offre, le gouvernement de François Legault songe à permettre à des industriels qui n’ont pas accès à des blocs d’énergie de s’approvisionner directement auprès de producteurs privés. Rien de révolutionnaire dans cette approche qui existe déjà aux États-Unis, en Alberta et en Europe. En revanche, dans le contexte québécois, est-ce une bonne idée?
Cette idée de permettre la vente d’électricité entre entreprises privées au Québec est dans l’air depuis au moins un an. Toutefois, le 19 janvier, Radio-Canada a publié un reportage dans lequel elle indique que le gouvernement a l’intention de présenter un projet de loi, possiblement en février, afin de légaliser ce type de vente directe d’électricité.
Cette intention de la Coalition avenir Québec (CAQ) survient alors qu’il y a pour quelque 30 000 mégawatts de projets industriels qui ont été présentés au ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie, Pierre Fitzgibbon.
Actuellement, la loi interdit la vente d’électricité entre entreprises privées au Québec, à l’exception d’une condition: un producteur privé d’électricité peut en vendre à une société privée si cette dernière est située à l’extérieur de la province, en Ontario ou aux États-Unis, par exemple.
Cela dit, l’autoproduction est déjà permise au Québec. Par exemple, Rio Tinto Aluminium (RTA) produit en partie sa propre électricité au Saguenay-Lac-Saint-Jean.
En revanche, RTA ne peut pas vendre ses surplus à une autre entreprise privée.
Ceci n’est pas une privatisation
Mettons une chose au clair dans ce débat qui s’amorce: si les mots ont encore un sens, on ne peut pas vraiment parler de privatisation, même partielle, d’Hydro-Québec.
D’une part, la société d’État ne vendra pas d’actifs de production, de transport ou de distribution d’électricité. À tout le moins, elle pourrait «louer» – moyennant une rémunération – son réseau de transport ou de distribution à des producteurs d’énergie afin qu’ils acheminent leur énergie à des clients industriels.
D’autre part, des entreprises privées produisent déjà de l’électricité depuis une vingtaine d’années au Québec, et ce, des minicentrales hydroélectriques aux parcs d’éoliennes, avec les Innergex, Boralex et autres Kruger Énergie de ce monde. Mais ces producteurs peuvent uniquement vendre cette énergie à Hydro-Québec.
Aussi, dans ce contexte, il apparaît exagéré de parler de privatisation de la production d’électricité au Québec
Cela dit, on peut comprendre que cette brèche envisagée par le gouvernement dans le monopole de transport et de la distribution d’électricité d’Hydro-Québec puisse susciter une certaine inquiétude.
Après tout, la nationalisation de l’électricité au Québec – qui a eu lieu en deux phases, la première en 1944, la seconde en 1963 – a structuré en grande partie le développement de notre économie et de nos régions, surtout à partir de la seconde phase.
C’est une étape importante dans notre histoire.
Au début des années 1960, les producteurs privés offraient des tarifs élevés et variables en fonction des régions (comme l’avait déjà dénoncé la Commission Lapointe, dans les années 1930), sans parler d’un service à la clientèle souvent déficient.
De plus, en pleine Révolution tranquille, ce capital privé anglo-saxon était un symbole fort de l’asservissement des Canadiens français.
Nous sommes collectivement ailleurs aujourd’hui.
En énergie, nous sommes «Maîtres chez nous», pour reprendre le fameux slogan des libéraux de Jean Lesage lors de la campagne électorale en 1962.
Les industriels partent avec trois prises
En fait, la question qu’il faut se poser est la suivante :
Est-ce oui ou non une bonne idée de permettre la vente d’électricité entre entreprises privées au Québec?
Pour tenter de répondre à cette question, nous avons interviewé Normand Mousseau, directeur scientifique de l’Institut de l’énergie Trottier à Polytechnique Montréal, Pierre-Olivier Pineau, spécialiste en énergie à HEC Montréal, et Jocelyn B. Allard, président de l’Association québécoise des consommateurs industriels d’électricité (AQCIE).
Précisons d’emblée qu’il est difficile de trancher avec certitude.
Il manque plusieurs informations, car le gouvernement n’a pas encore expliqué sa vision à ce sujet.
Le réseau d’Hydro-Québec, c’est un peu comme une autoroute. Si on rajoute des voitures sur la route sans élargir les voies, il risque d’y avoir de la congestion, voire une incapacité à terme d’y accueillir d’autres véhicules. (Photo: 123RF)
Chose certaine, il est légitime de la part des industriels de chercher des alternatives, alors qu’Hydro-Québec n’a plus assez d’énergie pour répondre à tous leurs besoins afin qu’ils puissent se développer et décarboner leurs activités.
Toutefois, force est de constater qu’ils partent déjà avec trois prises, advenant que Québec aille de l’avant avec ce projet.
- Première prise: les prix
Les industriels paieraient leur électricité beaucoup plus chère que le tarif L de 5,3 cents le kilowattheure (kWh) de leur facture actuelle d'Hydro-Québec. Difficile à dire avec certitude, mais on peut aisément parler de 8 à 10 ¢/kWh.
L’attribution du bloc de 1550 MW d’énergie éolienne, annoncée ce vendredi, à six entreprises a un coût moyen de 7,8 ¢/kWh, et ça n’inclut pas le transport.
On peut comprendre que des industriels aient besoin d’électricité, mais leur modèle économique sera perturbé si leur facture d’énergie bondissait du jour au lendemain de 50% à 100%.
Peuvent-ils du reste demeurer rentables dans ces circonstances?
Comment justifier des investissements futurs au Québec auprès de leur siège social – dans le cas d’entreprises étrangères, qui ont des filiales dans plusieurs pays – si leurs coûts d’approvisionnement en électricité explosent ici?
- Deuxième prise: l’intermittence
Contrairement à d’autres juridictions qui s’appuient sur le gaz naturel classique, la production privée au Québec pour alimenter des industriels se fera essentiellement à partir d’énergie éolienne.
Or, il s’agit d’une source d’énergie intermittente qui fonctionne grosso modo un tiers du temps, et ce, en raison des périodes sans vent. Au Québec, les industriels n’ont pas ce problème avec l’hydroélectricité.
En fait, la seule manière logique de limiter l’incidence de l’intermittence dans la vente d’électricité entre deux entreprises privées serait d’intégrer Hydro-Québec dans l’équation, et ce, afin de fournir de l’énergie d'appoint ou de base durant l’absence de vent.
Certes, on pourrait stocker de l'énergie, mais cette option rajoute des coûts, et elle n'a pas la même efficacité que la production hydraulique ou thermique.
- Troisième prise: la congestion du réseau
Le réseau d’Hydro-Québec, c’est un peu comme une autoroute. Si on rajoute des voitures sur la route sans élargir les voies, il risque d’y avoir de la congestion, voire une incapacité à terme d’y accueillir d’autres véhicules.
Par le passé, Hydro-Québec a indiqué à plusieurs reprises qu’elle devra investir des sommes importantes pour accroître ses capacités de transport et de distribution dans certaines régions du Québec.
Aussi, il ne faut pas écarter la possibilité que la société d’État ait potentiellement de la difficulté à intégrer de nouveaux électrons sur son autoroute – pour reprendre la métaphore plus haut – si les projets d’approvisionnement privés se multiplient, par exemple, dans une même région industrielle.
Les industriels du Québec sont confrontés à une problématique majeure: on leur demande de se décarboner (et ils veulent le faire pour la majorité d’entre eux), mais on leur dit en même temps qu’il n’y a plus d’électricité pour plusieurs de leurs projets structurants.
Aussi, on voit mal comment le gouvernement pourrait leur refuser des alternatives pour s’en sortir.
Cela dit, l’approvisionnement privé en électricité n’est pas une panacée, comme on vient de le voir.
Ça risque de coûter cher, très cher même, sans parler du risque lié à l’énergie disponible.
Mais quelles sont les autres alternatives?
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