(Photo: Jérôme Lavallée Archives)
ANALYSE ÉCONOMIQUE. La nomination de Michael Sabia à la tête d’Hydro-Québec survient à un moment décisif, alors qu’il faut accélérer la transition énergétique et maintenir la prospérité du Québec. Ceux et celles qui pensent qu’il ne sera qu’un exécutant pourraient avoir une surprise, car il pourrait bien représenter une troisième voie entre la vision du gouvernement et celle de l’ex-PDG Sophie Brochu.
La nomination de Michael Sabia est un cas d’école de dissensus. Le monde des affaires l’a saluée, tandis que les spécialistes en énergie, les environnementalistes et les partis d’opposition ont plutôt manifesté leur scepticisme.
Ses critiques ont surtout déploré son manque d’expérience dans le secteur de l’énergie. C’est vrai, Michael Sabia n’a pas d’expérience dans ce domaine.
Mais est-ce si grave?
Au fil des décennies, plusieurs médecins se sont succédé à Québec au ministère de la Santé pour le réformer et améliorer son efficacité.
Vous trouvez que notre système s’en porte mieux?
Sans être parfait, l’actuel ministre de la Santé Christian Dubé — un comptable de formation, qui a notamment occupé des postes clés à la Caisse de dépôt et placement du Québec, chez Cascades et chez Domtar — apporte un regard neuf et une rigueur inédite en santé qui sont les bienvenus.
Et il n’avait pas d’expérience en santé…
On critique à nouveau son manque d’expérience
Le scepticisme à l’égard de l’arrivée de Michael Sabia aux commandes d’Hydro-Québec rappelle les vives réactions qu’avait suscitées sa nomination à la tête de la Caisse de dépôt, en 2009.
À l’époque, on avait aussi critiqué son manque d’expérience, cette fois en finance.
Michael Sabia est bachelier en économie et en politique de l’Université de Toronto, en plus de détenir des diplômes d’études supérieures en économie et en politique de l’Université Yale.
La Caisse pâtissait alors des impacts de la crise financière de 2008, et aucun des membres du conseil d’administration n’a vu son mandat renouvelé.
Trois semaines avant la nomination de Michael Sabia, le 25 février 2009, la Caisse avait déclaré un rendement négatif de 25,1% pour l’exercice 2008, la pire performance de son histoire, bien inférieure à la médiane des caisses de retraite canadiennes (-18,4%).
Trois ans plus tard, en 2011 (au 30 juin), Michael Sabia avait réussi a récupérer les 38,8 milliards de dollars (G$) que la Caisse avait perdus en 2008. En 2011, l’actif net sous gestion s’est établi à 158G$ comparativement à 155,1G$ avant la crise financière.
Bien entendu, Michael Sabia n’a que des bons coups à son actif, comme du reste tous les gestionnaires de haut niveau.
Par exemple, son passage à la tête de BCE (de 2002 à 2008) a été difficile. L’entreprise était en difficulté à la suite de l’éclatement de la bulle techno, en 2000, puis de l’investissement infructueux dans Téléglobe effectué par l’ancien patron Jean Monty.
Plus tard, la vente de plusieurs actifs pour tenter de redresser la situation, notamment du Groupe Pages Jaunes et de Telesat, a été jugée insuffisante par Teacher’s, le régime de retraite des enseignants de l’Ontario.
«Nous n’étions pas des fans de Michael Sabia», confiait en 2015 à Les Affaires l’ancien patron de Teacher’s, Claude Lamoureux, dans le cadre d’un portrait sur le patron de la Caisse de dépôt.
Écomomiste, gestionnaire et intellectuel
Aujourd’hui, Michael Sabia s’apprête à relever un nouveau défi dans un contexte où il n’aura pas que des fans.
Cela dit, pour avoir interviewé l’homme à plusieurs reprises au fil des ans, permettez-moi de partager avec vous une perspective qui est passée sous le radar cette semaine.
Michael Sabia est un économiste, un gestionnaire et, on l’oublie souvent, un intellectuel.
En 27 ans de carrière, j’ai seulement entendu à deux reprises quelqu’un citer l’économiste autrichien Joseph Schumpeter (1883-1950) et sa fameuse expression sur le processus économique de la «destruction créatrice»: l’ex-premier ministre du Québec Bernard Landry et Michael Sabia.
Pourquoi faire allusion à cette anecdote?
Tout simplement pour illustrer que le nouveau patron d’Hydro-Québec s’abreuve constamment d’information et qu’il se sera fait une bonne tête lorsqu’il arrivera en poste.
Aussi, il aura sans doute fait l’analyse des causes qui ont mené à la démission de Sophie Brochu en début d’année, soit le choc des visions pour l’avenir du développement durable au Québec.
Avec Sophie Brochu, Hydro-Québec était prête à faire certains projets, mais qui misait beaucoup sur l’efficacité énergétique et l’accroissement des capacités de production des actifs énergétiques existants.
Pour sa part, le gouvernement voulait créer de la richesse (en faisant un peu d’efficacité énergétique), car il doit financer plusieurs missions de l’État et programmes sociaux. Et il misait en grande partie sur Hydro-Québec pour y arriver.
Tout le monde a compris que le premier ministre François Legault n’a pas recruté Michael Sabia afin de poursuivre la vision de Sophie Brochu.
En revanche, Michael Sabia n’a probablement pas accepté ce poste pour être strictement aux ordres du ministre de l’Énergie Pierre Fitzgibbon.
Ce bourreau de travail, dont on souligne à gauche et à droite la grande intelligence, s’est certainement négocié une marge de manœuvre pour relever le défi de la transition énergétique tout en maintenant la prospérité du Québec.
Les intérêts supérieurs du Québec
Aussi, Michael Sabia ne peut pas passer à côté des intérêts supérieurs du Québec à l’heure des changements climatiques.
1. Efficacité énergétique — Même si Hydro-Québec a récemment triplé ses objectifs d’efficacité énergétique (de 8 à 25 térawattheures), le Québec ne peut pas continuer ainsi à gaspiller autant d’énergie renouvelable. Il faut faire plus d’efficacité ; l’hydro-électricité est une ressource trop précieuse dans la lutte au réchauffement de la Terre.
2. Rendement sur l’investissement — tout comme en finance, la notion de rendement sur l’investissement est capitale en énergie. Et, dans ce secteur, le rendement optimal est lorsqu’on obtient un «négawatt». On parle de négawatt lorsqu’on économise l’utilisation d’une puissance d’énergie en réduisant la consommation, et ce, grâce à de nouvelles technologies ou à un changement de comportement.
3. Décarbonation – Le Québec doit accélérer la décarbonation de son économie et de ses transports. Et cela ne passe pas nécessairement par l’électrification des transports. On peut aussi les décarboner avec davantage de transport en commun, et ce, même si les autobus ne sont pas nécessairement électriques. Bref, il faut retirer un maximum de voitures des routes et garder celles qui sont essentielles, notamment pour les déplacements dans les régions du Québec.
4. Production d’électricité — Construire des barrages ou d’autres sites de production d’énergie renouvelable créent des emplois directs et indirects. En revanche, il ne faut pas construire de nouveaux actifs que pour créer des emplois: ces actifs de production doivent impérativement servir à répondre à une demande justifiée en énergie, tout en ayant une gestion optimale de la pointe hivernale — ce qui n’est pas le cas actuellement.
Michael Sabia arrivera donc bientôt en poste à un moment où des décisions cruciales devront être prises à court et à long terme afin d’assurer le développement «durable» — insistons sur ce mot — du Québec.
S’il manque d’expérience dans le secteur de l’énergie, il sera entouré chez Hydro-Québec de gens compétents qui ont de l’expérience et une grande expertise, notamment sur le plan des opérations et de la gestion de projets.
Le départ de Sophie Brochu — une femme de grande qualité — a créé une onde de choc en janvier, et plusieurs acteurs dans le secteur de l’énergie regrettent toujours qu’elle ne soit plus là.
Michael Sabia ne sera pas Sophie Brochu, tout comme il ne sera pas non plus un clone de Pierre Fiztgibbon.
Il imprégnera sa touche personnelle à la société d’État, tout comme il l’a fait à la Caisse de dépôt, où il a par exemple grandement amélioré la gestion des risques de placements de l’institution.
Aussi, entre la vision de Sophie Brochu et celle du duo Fitzgibbon-Legault, il pourrait bien apporter une nouvelle vision, sans doute plus consensuelle.
Bref, une espèce de troisième voie.