«En nous dotant d’une vision 360, nous parvenons à “dérisquer” les projets pour avancer avec beaucoup plus d’assurance», dit Marie-Pierre Morel de chez Boralex. (Photo: Courtoisie)
LES GRANDS DE L'INGÉNIERIE. Pour comprendre le mouvement actuel vers une pratique multidisciplinaire, voire transdisciplinaire, du génie, il faut d’abord comprendre comment la notion d’«innovation» se distingue de la recherche «pure» menée en milieu universitaire.
C’est ce que nous explique Richard Arès, vice-doyen de la Faculté de génie de l’Université de Sherbrooke. « Dans les médias, on a tendance à mettre l’accent sur les découvertes scientifiques et les nouvelles avancées technologiques. Or, en innovation, la nouveauté n’est pas le principe le plus important. Il faut que la technologie développée soit utile pour un groupe de personnes, une communauté ou un marché.»
L’innovation, ajoute-t-il, cherche à résoudre des problèmes précis et concrets qui émergent dans la société, que ce soit par l’automatisation d’une ligne de production pour pallier la pénurie de main-d’œuvre ou par le déploiement d’une technologie verte pour contrer les changements climatiques.
Le vice-doyen apporte une autre distinction, cette fois entre l’approche multidisciplinaire que l’on voit traditionnellement en génie, où chaque spécialité résout sa portion du problème de son côté, de manière isolée, et le mouvement plus récent vers une approche «transdisciplinaire» du génie, où les intervenants travaillent côte à côte et se partagent l’information en temps réel. «Là où la transdisciplinarité a le plus grand effet, c’est lorsqu’une équipe tente de résoudre un problème à l’intersection de plusieurs disciplines. Ensuite, explique-t-il, c’est une approche qui a beaucoup plus de chance de produire un résultat cohérent par rapport à un besoin identifié.»
Marie-Pierre Morel est directrice de la Division du développement à la firme Boralex, de Kingsey Falls, spécialisée dans les projets d’énergie renouvelable. Bien qu’elle n’eût pas d’entrée de jeu qualifié ses équipes de « transdisciplinaires», elle souscrit entièrement à l’approche. «Cette distinction sémantique m’amène à réaliser que nous sommes effectivement transdisciplinaires. Le casse-tête, nous le faisons en équipe, et c’est culturel chez nous. Le problème, comme la solution, appartient à tout le monde.»
Adopter une approche transdisciplinaire implique d’ajouter à sa grille d’analyse des facteurs sociaux et environnementaux. C’est pourquoi la Faculté de génie de l’Université de Sherbrooke a intégré à son cursus un cours de «mise en société des technologies» ayant pour but de réfléchir aux effets sociaux dès la conception d’une solution. Elle a aussi embauché, il y a dix ans, un chercheur dont la spécialité est l’analyse du cycle de vie des solutions en matière de développement durable. «Plus on multiplie les angles d’analyse, plus on a de chance de proposer des solutions pertinentes et utiles pour la société», résume Richard Arès.
Marie-Pierre Morel en sait quelque chose. Pour mener à terme un projet de parc éolien, Boralex compte sur des équipes qui incluent aussi bien des professionnels en communication, des experts techniques en génies civil, électrique, mécanique et de l’environnement que des gens spécialisés dans les questions juridiques et commerciales. «En nous dotant d’une vision 360, nous parvenons à “dérisquer” les projets pour avancer avec beaucoup plus d’assurance.»
Innover sans juger
Pour assurer la cohésion de ses équipes transdisciplinaires, Boralex a développé un environnement de travail que Marie-Pierre Morel décrit comme un safe space. «Nous sommes toujours hésitants à étiqueter les membres d’une équipe selon leur expertise, dit-elle. Nous ne voulons pas nous retrouver avec un panel d’experts où chacun se campe dans sa spécialité. Tout le monde doit pouvoir participer à la discussion sans se sentir jugé. C’est ainsi qu’émergent les solutions les plus innovantes.»
Le fait d’amener une variété de profils et de personnalités à travailler ensemble pose toutefois un défi. À titre d’exemple, une personne introvertie, issue d’un profil technique, doit pouvoir s’entendre avec une personne extravertie venant des communications. «Il faut savoir accepter et valoriser cette diversité. Il faut apprendre à écouter les autres, sans se prendre trop au sérieux et en étant capable de rire de ses travers », explique la directrice.
Finalement, travailler en multidisciplinarité a demandé à la firme d’adapter ses pratiques de recrutement. «Quand on embauche, on ne recherche pas tant des profils de compétences que certains types de personnalités. Nous voulons des gens capables de développer des projets à long terme et de bâtir des relations de confiance avec les communautés.» Chaque projet est différent, rappelle-t-elle. «Nous avons besoin de gens capables de prendre un pas de recul sur leur expertise pour considérer toutes les facettes d’un projet.» Nous voilà en pleine transdisciplinarité.