Les investisseurs sont affligés par un fléau qui se propage de façon inquiétante : l'antitransparence des entreprises. Cette épidémie, qui sévit davantage lorsque le contexte économique est défavorable, se manifeste par une multitude de symptômes et entraîne des effets secondaires fort néfastes pour la santé des marchés financiers.
Vous souvenez-vous de l'époque de la bulle technologique, au début des années 2000, lorsque les entreprises faisaient appel à des règles comptables nébuleuses pour masquer leurs pertes ou leurs dépenses outrancières? Cela a donné lieu à des dérives qui ont laissé des séquelles profondes chez les investisseurs.
Or, voilà que l'embellissement financier de cette époque fait un grand retour : des centaines d'entreprises américaines utilisent des mesures comme «le bénéfice net ajusté», le bénéfice avant impôts, intérêts et amortissements ajusté» ou les «ventes ajustées», révélait récemment le Wall Street Journal. Une société américaine sur dix qui a déposé ses états financiers en 2015 a utilisé le terme BAIIA ajusté (ou bénéfice avant impôts, intérêts et amortissements ajusté), par rapport à une sur quarante il y a 10 ans, a constaté le quotidien financier.
Tant pis pour les principes comptables
Cette analyse a aussi montré qu'environ le quart des documents liés aux états financiers déposés en 2015 comprenaient des chiffres qui ne respectaient pas les principes comptables généralement reconnus, ou PCGR dans le jargon.
La multinationale United Technologies (NY, UTC), bien représentée au Québec par sa filiale Pratt & Whitney, est une des dernières entreprises à avoir adhéré à des mesures de rentabilité ajustées, à l'instar d'autres sociétés bien connues telles qu'AT&T (NY, T), Wendy's (NY, WEN) et Dow Chemical (NY, DOW), note le quotidien américain.
Je ne dispose pas d'une étude équivalente pour les entreprises canadiennes. Mais ayant rapporté un grand nombre de résultats d'entreprises sur lesaffaires.com au cours des cinq dernières années, je peux vous affirmer que le phénomène est aussi populaire de ce côté-ci de la frontière.
Les entreprises défendent cette approche en soutenant qu'elles peuvent ainsi «mieux présenter» leur performance financière.
Les mesures ajustées, font-elles valoir, permettent d'écarter des éléments qui ne reflètent pas adéquatement la performance de leurs activités fondamentales, comme les radiations d'actifs, les charges fiscales et l'effet des taux de change. Elles permettent également une meilleure comparaison avec leurs concurrents.
Gare aux écrans de fumée
Pourtant, dans les faits, cette manie des ajustements peut causer plus de confusion qu'autre chose, dit Mary Jo White, présidente de la Securities and Exchange Commission (SEC), le chien de garde des marchés financiers américains.
Une autre raison évidente incite les entreprises à faire appel aux mesures «ajustées» : le portrait plus rose qu'il ne l'est en réalité qu'elles dressent de la performance.
Sans les ajustements, le bénéfice par action des plus grandes sociétés américaines aurait chuté de 13 % au troisième trimestre de 2015. Mais si on tient compte des ajustements, le bénéfice par action a à peine fléchi de 0,01 %, conclut une étude de la Deutsche Bank.
Au moment d'écrire ces lignes, 56 % des entreprises du S&P 500 avaient dévoilé leurs résultats du quatrième trimestre. Howard Silverblatt, analyste pour S&P Dow Jones, a calculé que 73 % des sociétés membres de l'indice phare américain ont dépassé les attentes si on tient compte des mesures ajustées. Ce chiffre tombe à 37,8 %, sous la loupe des normes comptables reconnues.
Nul doute, la pression de la performance à court terme est forte. Le dirigeant type préfère voir une manchette indiquant que sa société a «dépassé les attentes» plutôt qu'une autre mentionnant qu'elle a déçu les investisseurs.
Des mesures plus sûres
«Lorsque le contexte est difficile, les investisseurs doivent examiner les bénéfices et les prévisions des entreprises avec plus de minutie», m'a expliqué M. Silverblatt.
Il peut être normal de voir apparaître des éléments spéciaux comme des coûts de restructuration lors d'un trimestre. Mais si ces coûts spéciaux se répètent de trimestre en trimestre, il y a matière à s'interroger.
Parfois, il est trop compliqué de comprendre le charabia des indicateurs ajustés.
Par exemple, le BAIIALA, ça vous dit quoi ? C'est une mesure utilisée par Air Canada (Tor., AC), à savoir le bénéfice avant intérêts, impôts, dotation aux amortissements et aux pertes de valeur et la location d'avions. Facile à comprendre pour l'investisseur, n'est-ce pas ?
Michel Nadeau, directeur général de l'Institut sur la gouvernance d'organisations privées et publiques, observe qu'il existe un grand scepticisme à l'égard des normes comptables utilisées. Lorsque vous avez des doutes sur les chiffres présentés, M. Nadeau vous conseille de vous en remettre à la crédibilité des dirigeants. Ont-ils une bonne feuille de route ?
Une autre façon de connaître la véritable performance de l'entreprise est d'observer ses flux de trésorerie. Combien l'entreprise a-t-elle généré de liquidités au cours du trimestre par rapport à la même période l'an dernier ? Les entrées et les sorties de fonds ne mentent pas.
Enfin, si vous n'êtes pas à l'aise avec l'approche comptable d'une entreprise, comme plusieurs à l'égard de la pharmaceutique lavalloise Valeant (Tor., VRX), évitez d'investir dans son titre. Privilégiez ce que vous comprenez le mieux.
Suivez Yannick Clérouin sur Twitter @Clerouin_Inc