«On se fait pousser tranquillement dans le coin», déplore le PDG Louis-Philippe Lapierre-Boire, en nous faisant visiter l’usine de 320 travailleurs, accompagné de Philippe Tremblay, ingénieur de projets. (Photo: François Normand)
ANALYSE ÉCONOMIQUE. Des d’industriels au Québec se sentent pris entre l’arbre et l’écorce. On les exhorte à se décarboner, le prix du carbone monte sans cesse, mais ils n’arrivent pas à obtenir des blocs d’électricité renouvelable. Les Forges de Sorel fait partie du lot, et dénonce une situation «incohérente» qui mine sa compétitivité et menacerait à terme sa pérennité.
«On se fait pousser tranquillement dans le coin», déplore son PDG Louis-Philippe Lapierre-Boire, en nous faisant visiter l’usine de 320 travailleurs, qui fabrique des pièces forgées et des lingots d’acier de spécialité vendus dans le monde.
Fondée en 1939, Les Forges de Sorel exploite 24 fours, dont trois fonctionnent à l’électricité. Les 21 autres carburent au gaz naturel classique d’origine fossile.
L’entreprise veut convertir à l’électricité ces 21 fours, ce qui nécessiterait 16 mégawatts (MW) d’électricité. On parle ici d’un projet évalué à 50 millions de dollars, sur des revenus annuels d’environ 150 M$.
Or, à Québec, on dit à l’entreprise qu’il n’y a pas d’énergie disponible, explique Louis-Philippe Lapierre-Boire.
Le 10 novembre, le gouvernent de François Legault a accordé des blocs d’électricité totalisant 956 MW à 11 entreprises, dont 67% de l’énergie est allée à la filière batterie. Québec doit attribuer bientôt de nouveaux blocs d’électricité, mais la demande surpasse de loin l’offre.
Les crédits carbone plus rentables que le GNR
Certes, les Forges de Sorel pourrait utiliser du gaz naturel renouvelable (GNR), produit à partir de déchets organiques, ce qui lui permettrait de décarboner son procédé de production.
Toutefois, ce carburant coûte de 3 à 4 fois plus que le gaz naturel régulier, ce qui constitue un frein économique majeur, souligne Philippe Tremblay, ingénieur de projets, qui nous accompagne également durant la visite de l’usine.
«C’est plus rentable de payer les crédits carbone dans le SPEDE», confie-t-il.
Du moins, pour encore quelques années.
Le SPEDE est le système de plafonnement et d’échange de droits d’émissions de gaz à effet de serre du Québec et de la Californie. Il permet entre autres à grands émetteurs de GES d’acheter des droits de polluer.
Par exemple, un industriel pourrait augmenter ses émissions de GES, s'il parvient à se procurer des droits d’émission vendus par des entreprises qui ont reçu plus de droits que nécessaire — ces allocations de droits sont gratuites.
Cela dit, il y a d'autres sources de droits. On parle ici des enchères du gouvernement, des crédits compensatoires ou des droits que des spéculateurs ont acheté à des enchères précédentes et qu'ils comptent revendre dans l'avenir.
Cela dit, la montée graduelle du prix du carbone au Québec rend ces achats de droits de plus en plus coûteux. Il s’établit actuellement à 56,61$ la tonne, mais son coût augmente chaque trimestre.
100% de la ferraille fondue dans l’usine pour fabriquer des pièces et des lingots est recyclée: aucun minerai de fer n’est utilisé dans son procédé de production. (Photo: François Normand).
C’est la raison pour laquelle les Forges de Sorel veut décarboner son procédé, mais n’y arrive pas faute d’énergie. Et la situation ne va pas se régler à moyen terme, car le Québec fera face à une pénurie d’électricité dès 2027, soit dans trois ans.
Louis-Philippe Lapierre-Boire ne cache pas que l’entreprise risque de se retrouver dans une situation difficile — comme du reste, d’autres industriels dans la même situation — si elle ne peut pas mettre la main sur les 16 MW d’électricité dont elle a besoin.
Quatre risques pointent à l’horizon
La pression financière de la taxe sur le carbone s’accentuera.
Les Forges de Sorel sera incapable de convertir le reste de son procédé à l’électricité.
L’usine sera de moins en moins compétitive.
La maison mère de l’entreprise, Finkl Steel, membre du Groupe Swiss Steel, pourrait alors transférer une partie de la production dans ses usines aux États-Unis, à Chicago et à Détroit.
Selon Louis-Philippe Lapierre-Boire, la présente situation est assez paradoxale. Les Forges de Sorel fait partie «de la solution» pour décarboner l’économie, parce que c’est une entreprise qui fonctionne sur un mode d'économie circulaire.
Cela signifie que 100% de la ferraille fondue dans l’usine pour fabriquer des pièces et des lingots est recyclée: aucun minerai de fer n’est utilisé dans son procédé de production, ce qui réduit les GES en amont, au niveau de l’extraction minière.
C’est donc une façon de fonctionner qui est souhaitable pour lutter contre les changements climatiques et pour réduire la surconsommation des ressources naturelles, disent les spécialistes.
Dans ce contexte, difficile en effet de ne pas voir une incohérence dans la situation dans laquelle l’entreprise se trouve actuellement.