La dernière crise financière pouvait-elle être évitée ?
Paul Krugman croit que oui. Surtout, il est convaincu que d'autres secousses surviendront si nous ne tirons pas les leçons des événements du passé.
Lauréat du prix Nobel d'économie en 2008, M. Krugman est un des économistes les plus influents aux États-Unis. Il est aussi l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages, qui figurent au palmarès des succès de librairie.
Son plus récent livre, Pourquoi les crises reviennent toujours, ne fait pas exception à la règle. Nous vous en présentons des extraits dans lesquels l'auteur explique comment il faut réformer le système financier.
L'économie mondiale n'est pas en dépression.
Cependant, l'économie de la dépression - à savoir les problèmes spécifiques qui marquèrent la quasi-totalité de l'économie mondiale pendant les années 1930 et qui n'avaient pas été observés depuis - a effectué un spectaculaire come-back. Il y a quinze ans, pratiquement personne ne pensait que les pays modernes seraient obligés d'endurer des récessions graves par crainte des spéculateurs sur les monnaies, et que les principaux pays développés allaient se montrer durablement incapables de dépenser suffisamment pour garantir le travail de leurs salariés et le fonctionnement de leurs usines. L'économie mondiale s'est révélée bien plus dangereuse que nous ne l'imaginions.
Comment le monde a-t-il pu devenir aussi dangereux ? Et, plus important encore, comment sortir de la crise actuelle et que pouvons-nous faire pour éviter que de telles crises ne se reproduisent ? (...)
Nous n'étions pas prêts
Que signifie l'affirmation : l'économie de la dépression est de retour ? On entend par là que, pour la première fois en l'espace de deux générations, des pannes du côté de la demande économique - des dépenses privées insuffisantes pour utiliser pleinement la capacité de production disponible - sont devenues les limites évidentes à la prospérité d'une grande partie du monde.
Nous ne nous étions pas préparés à cela - par nous, je n'entends pas seulement les économistes, mais aussi les responsables politiques et les gens avertis. Le corpus d'idées creuses qui revendique le nom d'"économie de l'offre" est une doctrine fanatique qui aurait eu peu d'influence si elle n'avait pas fait appel aux préjugés des rédacteurs de presse et des hommes fortunés. Mais, au cours des dernières décennies, on a pu constater un déplacement continu du centre d'intérêt de la pensée économique de la demande vers l'offre.
Ce déplacement était en partie le résultat de querelles théoriques entre économistes qui - comme cela arrive souvent - ont peu à peu filtré, sous une forme un peu confuse, dans le discours public général. En bref, l'origine des disputes théoriques était ceci : les insuffisances de la demande globale devraient, en principe, se corriger d'elles-mêmes, à condition que les salaires et les prix baissent rapidement en cas de chômage. Dans la version de la coopérative de baby-sitting touchée par la dépression [voir texte au bas de la page 37], une façon envisagée pour que la situation s'inverse d'elle-même aurait été de baisser le prix d'une heure de baby-sitting en coupons, de sorte que le pouvoir d'achat des coupons en circulation aurait augmenté, et la coopérative aurait retrouvé le "plein emploi" sans aucune autre intervention de sa direction.
Dans la réalité, les prix ne baissent pas rapidement en cas de récession, mais les économistes se sont montrés incapables de se mettre d'accord pour en expliquer la raison. Il en résulta des joutes académiques acerbes qui firent du thème des récessions et de la manière dont elles surviennent un champ miné dans lequel bien peu d'économistes osent trop s'aventurer. Et le public en conclut, non sans raison, soit que les économistes ne comprennent pas les récessions, soit que les remèdes du côté de la demande ont été discrédités. En vérité, cette bonne vieille macroéconomie de la demande a beaucoup à offrir dans la situation difficile où nous nous trouvons - mais ses défenseurs manquent de force de conviction, tandis que ses détracteurs mobilisent une violence passionnée.
Les récessions, une question secondaire ?
Les économistes se sont querellés pendant des décennies pour savoir quelle politique monétaire pouvait être utilisée avec succès pour sortir une économie d'une récession; pendant cette période, les Banques centrales furent sans cesse aux avant-postes et permirent de sortir des récessions - elles l'ont même tellement bien fait que l'idée d'une récession économique prolongée imputable à une demande insuffisante est devenue peu vraisemblable. Assurément, la Réserve fédérale et ses homologues dans les autres pays ont toujours réduit suffisamment les taux d'intérêt pour maintenir un niveau de dépenses élevé. À l'exception du très court terme, la seule limite à la performance économique a été la capacité de l'économie à produire - une question qui relève de l'offre.
Même maintenant, les économistes sont nombreux à voir dans les récessions une question secondaire, et dans leur étude, un sujet peu gratifiant. (...)
En attendant, à court terme, le monde titube d'une crise à l'autre, toutes ces crises posant de façon insistante la question du maintien d'une demande suffisante. Le Japon, à partir du début des années 1990, le Mexique en 1995, le Mexique, la Thaïlande, la Malaisie, l'Indonésie et la Corée du Sud en 1997, l'Argentine en 2002, et presque tout le monde en 2008 : les pays connaissent les uns après les autres une récession qui oblitère, du moins provisoirement, plusieurs années de progrès économique, et ils constatent que les réponses politiques traditionnelles semblent ne pas avoir le moindre effet. Une fois encore, la même question revient : comment créer suffisamment de demande pour utiliser à plein la capacité de l'économie ?
POURQUOI LES IDÉES DE KEYNES DEMEURENT D'ACTUALITÉ
Non seulement je crois que nous vivons un nouvel âge d'économie de la dépression, mais aussi que John Maynard Keynes - l'économiste qui a compris la Grande Dépression - est aujourd'hui, plus que jamais, à l'ordre du jour. Keynes a conclu son oeuvre majeure, Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, par une formule célèbre sur l'importance des idées économiques : "Ce sont les idées et non pas les intérêts constitués qui, tôt ou tard, sont dangereuses pour le bien comme pour le mal."
Nous pouvons discuter pour savoir si cela est toujours vrai, mais dans des temps tels que les nôtres, ça l'est indubitablement. L'adage économique par excellence est supposé être "il n'y a pas de repas gratuit"; cette phrase exprime le caractère limité des ressources, elle dit que, pour avoir une quantité plus importante d'un bien donné, vous devez accepter d'en avoir moins d'un autre, qu'il n'y a pas de gain sans peine. Cependant, l'économie de la dépression étudie justement des situations où il y a des repas gratuits, pour peu que l'on parvienne à savoir comment s'y prendre, dans la mesure où il existe des ressources encore inexploitées qui pourraient être mises en valeur. La vraie rareté dans le monde de Keynes - et dans le nôtre - n'est donc pas celle des ressources, ni même de la vertu, mais celle de l'entendement. (...)
Certains prétendent que nos problèmes économiques sont structurels et qu'il n'existe pas de remède miracle. Je pense, pour ma part, que les seuls obstacles structurels importants à la prospérité du monde sont les doctrines obsolètes qui encombrent l'esprit des hommes.
COMMENT LES RÉCESSIONS SURVIENNENT
La gêne que l'on éprouve pour parler raisonnablement des récessions tient à la difficulté que l'on a pour décrire ce qui se passe pendant la récession, et le ramener à l'échelle humaine. Mais il est une histoire que j'aime beaucoup et dont je me sers pour pour expliquer ce phénomène. (...)
L'histoire fut racontée par Joan et Richard Sweeney, dans un article publié en 1978 sous le titre "Monetary Theory and the Great Capitol Hill Baby-sitting Co-op Crisis". Ne froncez pas le sourcil à la lecture du titre, c'est très sérieux.
Pendant les années 1970, les Sweeney étaient membres d'une coopérative de baby-sitting : une association constituée de jeunes couples, travaillant presque tous au Congrès, qui désiraient prendre en charge mutuellement la garde de leurs enfants. Cette coopérative d'un genre particulier avait une taille peu commune, près de cent cinquante couples ; c'est dire le nombre de baby-sitters potentiels, mais aussi la difficulté d'exploitation d'une telle structure - il faut s'assurer que chaque couple s'acquitte de sa propre part.
À l'instar de nombreuses institutions de ce genre (et d'autres formes de troc), la coopérative de Capitol Hill résolut le problème en émettant ses propres titres : des coupons donnant droit au porteur à des heures de baby-sitting. Lorsqu'ils gardaient des bébés, les baby-sitters recevaient un nombre de coupons correspondant au nombre d'enfants. Le système était conçu pour empêcher le resquillage : il assurait automatiquement que chaque couple, en fin de compte, fournirait autant d'heures de baby-sitting qu'il en aurait lui-même utilisées.
Mais ce n'était pas si simple. Un tel système requiert la circulation d'une quantité considérable de biens. Les couples disposant de plusieurs soirées libres d'affilée, et sans projet immédiat de sortie, allaient essayer de se constituer des réserves pour les utiliser ultérieurement. (...)
Le résultat fut surprenant. Les couples qui jugeaient leur réserve de coupons insuffisante se montrèrent plus désireux de faire du baby-sitting et réticents à sortir. Mais il fallait qu'un couple décide de sortir pour qu'un autre couple puisse faire du baby-sitting. Dans ces conditions, les occasions d'en faire devinrent rares, ce qui rendit les couples encore plus hésitants à utiliser leur réserve, sauf pour des occasions exceptionnelles, attitude qui contribua à raréfier encore davantage les occasions de faire du baby-sitting...
Bref, la coopérative était entrée en récession.
COMMENT CHANGER LE SYSTÈME FINANCIER
Nous avons un problème d'alternateur, disait John Maynard Keynes au début de la Grande Dépression : pour l'essentiel le moteur économique était en bon état, mais un composant primordial, le système financier, ne fonctionnait pas. Il a également dit ceci : "Nous nous sommes engagés dans un incroyable bourbier, pour avoir essayé de maîtriser une machine fragile dont nous ne comprenons pas le fonctionnement." Ces deux déclarations conservent la même validité qu'elles avaient hier.
Comment ce deuxième monumental bourbier est-il survenu ? Au lendemain de la Grande Dépression, nous avons redessiné la machine afin d'en comprendre le fonctionnement, (...) pour éviter des désastres majeurs. Les banques, cette pièce du système qui avait si mal fonctionné dans les années 1930, furent soumises à une régulation serrée. Entre-temps, les mouvements internationaux de capitaux furent limités. Le système financier devint un peu ennuyeux mais bien plus sûr.
Puis les choses redevinrent intéressantes et dangereuses. Des flux internationaux de capitaux de plus en plus importants préparèrent le terrain pour les crises monétaires dévastatrices des années 1990, puis pour la crise financière mondialisée de 2008. La croissance du système bancaire de l'ombre, sans qu'il y eût la moindre extension correspondante de la régulation, fit le lit des paniques bancaires à grande échelle d'aujourd'hui. Ces paniques suscitèrent des clics de souris frénétiques plutôt que de pousser des foules affolées devant les portes closes des banques, mais elles n'en furent pas moins dévastatrices.
Apprendre de la Grande Dépression
Manifestement, ce que nous allons avoir à faire, c'est réapprendre les leçons que nos grands-pères ont apprises de la Grande Dépression. Je ne vais pas essayer de décrire dans les détails un nouveau régime de régulation, mais le principe fondamental suivant devrait s'imposer : tout ce qui doit être secouru pendant une crise financière, parce qu'il joue un rôle essentiel dans les rouages financiers, devrait être régulé en dehors des crises, pour éviter la prise de risques trop grands.
Depuis les années 1930, il fut exigé des banques commerciales qu'elles aient un certain capital, qu'elles gardent des réserves de liquidités qui puissent être facilement transformées en monnaie, et qu'elles limitent les formes d'investissements qu'elles font, tout cela en contrepartie de garanties fédérales lorsque les choses tournent mal. Maintenant que nous avons vu qu'une grande variété d'institutions non bancaires sécrète ce qui équivaut à une crise bancaire, il faut étendre à la partie bien plus grande du système une régulation comparable à celle des banques.
Nous allons devoir réfléchir à la manière de traiter la mondialisation financière. Parmi les conséquences de la crise asiatique des années 1990, il y a eu des appels pour limiter les flux internationaux de capitaux à long terme, et non pas se contenter de contrôles temporaires pendant les crise. Ces appels furent rejetés pour la plupart et on leur préféra une stratégie d'accumulation de devises qui étaient supposées éviter les crises futures. (...) Cette stratégie n'était pas la bonne. Pour des pays comme le Brésil, cela peut même confiner au cauchemar : après tous leurs efforts, ils vont subir la crise des années 1990. La forme que pourrait prendre la prochaine réponse n'est pas claire, mais la mondialisation financière a été bien plus dangereuse que ce que nous pensions.