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La loi assure à tous l'accès au lobbyisme, mais dans les faits, les plus petites entreprises peuvent difficilement faire entendre leur voix auprès des pouvoirs publics. Sans grands moyens financiers ni beaucoup de temps à y consacrer, elles se sentent souvent impuissantes à faire changer les choses. Pourtant, des solutions existent pour leur permettre de faire valoir leur point de vue.
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En février, le sang de Philippe Thibault et Sébastien Bergeron n'a fait qu'un tour lorsqu'ils ont appris que le gouvernement du Québec venait d'octroyer une aide en prêt et garantie de prêt de 22 millions de dollars au studio britannique d'effets spéciaux Cinesite, installé à Montréal. Les deux trentenaires dirigent eux-mêmes une petite boîte d'effets spéciaux, Folks. Celle-ci compte 25 employés et a affiché une croissance annuelle de 184 % depuis sa création en 2012, avec un bond de 393 % dans la dernière année. Folks est en train de se faire construire un nouveau studio au coût de 2,2 M$, ce qui permettrait de faire croître l'activité et d'embaucher une cinquantaine de personnes supplémentaires en deux ans.
Leur industrie est internationale, très compétitive, et à Montréal, les PME québécoises jouent des coudes avec quelques mastodontes étrangers. Toutes ces petites firmes locales digèrent difficilement le soutien apporté par leur gouvernement à des concurrents extérieurs qui, certes, doivent créer plusieurs centaines d'emplois (ce qui, d'ailleurs, accentue la pénurie de professionnels dans le domaine).
Les besoins à faire entendre à Québec ne manquent pas pour les PME spécialisées dans les effets spéciaux : crédits d'impôt, démarches d'immigration accélérées pour la main-d'oeuvre en pénurie, etc. «Les règles du jeu du lobbyisme nous désavantagent : on travaille beaucoup sur la croissance de notre entreprise, et comme on est peu nombreux, on fait tout ; donc, on n'a pas le temps de s'en occuper ni les moyens d'embaucher un lobbyiste», explique Sébastien Bergeron, qui a «l'impression qu'on n'a pas beaucoup de recours».
Les dernières nouvelles les ont fait réfléchir, et ils envisagent de solliciter des firmes spécialisées dans les relations gouvernementales. «Je trouve ça malheureux, mais je me rends compte que c'est un outil de développement : si on ne demande rien, on n'a rien», lance Sébastien Bergeron.
Sentiment d'impuissance
Folks n'est pas la seule PME à se sentir démunie face à des décisions politiques ayant un impact sur son activité. «Les petites entreprises ont accès à leur député et à leurs élus municipaux, mais c'est plus difficile d'aller voir des ministres», reconnaît Martine Hébert, vice-présidente principale de la Fédération canadienne de l'entreprise indépendante (FCEI) et ancienne présidente de l'Association québécoise des lobbyistes.
La loi assure bien entendu l'accès de tout un chacun au lobbyisme. Une entreprise peut donc s'inscrire au Registre des lobbyistes et faire par elle-même des représentations auprès des titulaires de charges publiques (cadres administratifs, ministres, députés, etc.). Cependant, la loi s'applique de la même façon à tous les lobbyistes, sans égard à leurs particularités. Ainsi, la petite taille des PME ne permet pas certaines dérogations qui simplifieraient le processus.
«La taille ou le chiffre d'affaires de l'entreprise n'a pas d'incidence sur l'application de la loi en vertu des objectifs de transparence qu'elle poursuit», précise Daniel Labonté, conseiller en communication au Commissaire au lobbyisme du Québec.
Néanmoins, «les formalités d'inscription au Registre sont fastidieuses», témoigne Mathieu Santerre, président de l'Association québécoise des lobbyistes et associé de la firme de relations publiques L'Orange bleue.
«La loi est tatillonne : les exigences sont précises pour la présentation du mandat, explique M. Santerre. La rédaction nécessite souvent plusieurs discussions avec le personnel du Commissaire au lobbyisme. Pour un mandat, je voulais, par exemple, utiliser le mot "sensibiliser" ; on m'a demandé de le remplacer par "viser un plan d'action ou une orientation", car le mot sensibiliser n'était pas accepté». Il faut également écrire le nom des ministères auprès desquels l'entreprise souhaite intervenir et actualiser toutes ces informations annuellement. Ensuite, on doit savoir à qui s'adresser pour présenter ses doléances ou parler de sa réalité.
Un milieu opaque
«Il faut avoir été dans les sphères politiques soi-même pour en comprendre les rouages, affirme Catherine Loubier, vice-présidente, conseil stratégique et affaires publiques, chez Citoyen Optimum, qui a elle-même mené une carrière dans les cabinets ministériels. Quand on soulève un problème ou qu'on présente une demande, il faut toujours avoir en tête les préoccupations du politicien : quel est le [rapport] coût/bénéfice ? est-ce que la mesure demandée nécessiterait une procédure devant le Parlement ? l'aval du caucus ? quelle serait la réaction de la population ?»
C'est justement parce que les procédures sont complexes, et le milieu, opaque aux entreprises que, le plus souvent, les PME laissent leur association sectorielle parler en leur nom. Le Registre des lobbyistes regorge de noms de telles organisations. Ainsi, Martine Hébert, de la FCEI, compte actuellement 82 mandats actifs au Registre des lobbyistes.
«Il existe des facteurs incontournables, comme les discussions prébudgétaires pendant lesquelles nous présentons toujours aux politiciens la réalité du terrain et les sensibilisons aux impacts de la lourdeur des taxes et des impôts sur les entreprises. Sinon, nous avons deux types de dossiers : ceux de portée générale, comme l'allègement réglementaire et fiscal, et ceux qui concernent un secteur en particulier», explique Martine Hébert.
Elle considère que «des groupes comme le nôtre sont essentiels pour faire entendre les PME, sinon il n'y aurait personne pour le faire. Aller en commission parlementaire, c'est long. Les entreprises ont autre chose à faire : elles sont là pour créer des emplois et de la richesse. Ce ne sont pas des spécialistes des relations gouvernementales».
Certaines font quand même le choix de se représenter seules auprès des dirigeants. Sur 9 330 lobbyistes inscrits au Registre en 2015-2016, 7 107 sont des lobbyistes d'entreprises et non des firmes de relations publiques. «Bien que ces données ne tiennent pas compte de la taille des entreprises, il est indéniable qu'un certain nombre de lobbyistes d'entreprises travaillent pour des PME», dit Daniel Labonté, du Commissaire au lobbyisme du Québec.
Services à la carte pour les PME
Toutefois, contrairement à ce qu'on pourrait croire, «ce ne sont pas forcément les plus grandes entreprises qui se paient des lobbyistes-conseils, car elles ont souvent du personnel à l'interne spécialisé dans ce domaine, alors que les PME n'ont pas les ressources nécessaires pour cela et ont donc besoin d'être accompagnées», constate Mathieu Santerre.
Les firmes de relations gouvernementales, qui se considèrent souvent comme des accélérateurs ou des facilitateurs, le savent bien et s'adaptent aux PME. «Les PME viennent [nous consulter] quand elles rencontrent des enjeux majeurs, et ce sont elles qui donnent le tempo», indique Josiane Hébert, vice-présidente, affaires publiques pour le Québec, et directrice générale par intérim de H+K Strategies.
«On peut les aider à se préparer en amont, prendre les rendez-vous avec les titulaires de charge publique et les laisser y aller seules», explique Jonathan Gagnon, directeur principal et responsable des relations gouvernementales chez Tact Intelligence-conseil.
Une offre à la carte en quelque sorte, dont les retombées ne sont jamais assurées. «On ne peut pas seulement garantir aux entreprises qu'elles seront entendues par les personnes qui peuvent faire la différence», indique Josiane Hébert.
Le budget nécessaire pour se faire accompagner par une firme spécialisée varie beaucoup en fonction des tâches demandées à l'agence, de la durée des procédures et de la complexité du problème soulevé. Il peut donc osciller entre quelques milliers et plusieurs dizaines de milliers de dollars.
«Mais je m'attends à ce que les coûts soient exorbitants et donc pas à notre portée», souligne la présidente d'une petite PME qui a souhaité garder l'anonymat. La crainte de coûts inaccessibles, le manque de temps et l'appréhension de sortir du lot expliquent que de nombreuses PME restent silencieuses. Mais quand elles veulent se faire entendre, elles ont parfois recours à d'autres stratégies plus accessibles : appeler les médias, afficher des commentaires dans les médias sociaux ou se rassembler pour financer des études remises ensuite au gouvernement, comme l'ont fait les entreprises d'effets spéciaux pour demander la mise en place de crédits d'impôt. Une démarche couronnée de succès.
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