La jeune génération a été accouchée dans la crise. Elle fait l'expérience permanente d'un monde accéléré, divisé, pollué, infecté, confiné. Comment lutter contre son sentiment d'impuissance généralisée? (Photo: Robert Metz pour Unsplash)
BILLET. Il est toujours bon de se replonger dans l'origine d'un mot, même et surtout celui qui a été usé à la corde. «Crise» vient du latin médiéval crisis, lui-même issu du grec krisis, qui signifie entre autres «jugement».
Avant que la machine planétaire s'enraye en mars dernier, essayez de vous rappeler comment nous étions tous et toutes déjà soumis aux discours de crise. Politique, médias, économie, santé, éducation... Aucun domaine n'était épargné. Les décideurs semblaient osciller entre la parfaite maîtrise du discours alarmant ou l'incurable choc post-traumatique depuis 2008-2009.
Certes, la récession américaine a laissé des marques indélébiles dans les politiques monétaires de nombreux pays. Au Canada, cette importante récession n'a toutefois jamais atteint la même gravité qu'en 1981-1982 et 1990-1992. Suivant cela, dommage d'avoir raccroché l'épée de Damoclès au-dessus de nos têtes, et encore plus près du crâne.
C'est que depuis une vingtaine d'années, la «crise» a infecté tous les pans de la société. Cet état permanent a muté en un mode de gouvernance qui perçoit dans chaque risque l'occasion d'inoculer davantage de rigueur et de discipline, quitte à vivre avec les effets secondaires provoqués : l'impuissance généralisée.
Revenons à la définition latine. Le mot «crise» au Moyen Âge est lié au domaine médical. Devant la «manifestation grave d'une maladie», la personne soignante prend acte. La crise est donc un moment de rupture, où l'on se rappelle par le fait même la «normalité» quotidienne d'avant la maladie. Elle est surtout une prise de conscience qui permet de poser l'action qui va soit guérir, affaiblir ou faire périr. C'est cette façon d'agir qui devrait se manifester uniquement quand le moment l'exige. À ce moment seulement, elle permet des exploits inouïs. C'est ce que nous voulions transmettre en vous racontant comment ont agi ceux qui ont survécu aux déluges, au verglas, aux maladies ou aux incendies.
«Merry Crisis and a Happy New Fear», un graffiti apparu en 2008 à Athènes, en Grèce (Photo: CC)
Un ami a écrit que «les mots ne sont plus mis en circulation qu'afin de travestir les choses». C'est bien pour cela qu'il faut remettre la crise à sa place. Bien sûr, la «temporalité quotidienne est constamment habitée par la possibilité du moment de crise», mais elle ne doit pas constamment guider nos pas, vous ne trouvez pas ? La jeune génération a été accouchée dans la crise. Elle fait l'expérience permanente d'un monde accéléré, divisé, pollué, infecté, confiné. Par-dessus le marché, le cours du langage est tombé avec l'indice des idées.
La pandémie et ses suites constituent une véritable crise et pour y répondre, nous n'avons rien trouvé de mieux que de parler du nouveau normal. J'en suis. Ce normal était toutefois la crise. Maintenant, pourquoi ne pas essayer de se rapprocher de l'étymologie grecque de krisis, à savoir une décision génératrice, un jugement réfléchi, qui implique déjà d'invoquer la crise uniquement quand elle se présente et d'imaginer un avenir inédit ?
Marie-Pier Frappier
Rédactrice en chef par intérim, Les Affaires
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