«Il reste un grand nombre de dossiers en suspens, qui devront être réglés si le Québec veut progresser efficacement et rapidement dans sa transition énergétique.» (Photo: 123RF)
Un texte de Pierre-Olivier Pineau, professeur au Département de Sciences de la décision et titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l'énergie d'HEC Montréal.
Si la démission de Sophie Brochu a créé un électrochoc et les raisons de son départ demeurent un peu mystérieuses, la situation dans laquelle Hydro-Québec se trouve n’est peut-être pas aussi sereine que ce que Mme Brochu a décrit dans son bilan. Elle a le sentiment d’avoir beaucoup accompli et estime que son rôle d’«architecte» est terminé, mais il reste un grand nombre de dossiers en suspens, qui devront être réglés si le Québec veut progresser efficacement et rapidement dans sa transition énergétique. Tentons ici de résumer les huit grands dossiers que la ou le prochain PDG d’Hydro-Québec devra gérer.
Mandat d’Hydro-Québec. La loi sur Hydro-Québec définit clairement l’objet de cette société, c’est-à-dire son mandat: «fournir de l’énergie et œuvrer dans le domaine de la recherche et de la promotion relatives à l’énergie, de la transformation et de l’économie de l’énergie, de même que dans tout domaine connexe ou relié à l’énergie». C’est un mandat très large, mais centré sur la fourniture d’électricité… et non pas sur la transition énergétique. Il est évident que le rôle d’Hydro-Québec sera crucial dans la décarbonation, mais si vraiment elle doit être le chef d’orchestre et maître d’œuvre de la transition énergétique, alors il faut officialiser cela dans la loi et lui attribuer plus clairement des responsabilités. Autrement, elle devra jongler avec des demandes qui dépassent son mandat direct, sans avoir la pleine légitimité de le faire.
Gérer la croissance de la demande. Que ce soit d’éventuelles nouvelles industries (centres de données, filière des batteries, hydrogène, serres), des industries déjà établies à électrifier, des bâtiments à convertir à l’électricité, l’électrification des transports ou les exportations… il y aura de nouvelles demandes d’électricité qui viendront de partout. Hydro-Québec ne pourra pas répondre à tous ces besoins et un arbitrage devra être exercé. Est-ce au gouvernement, à Hydro-Québec, à un autre organisme de décider qui doit recevoir de l’électricité? Ou est-ce au marché de déterminer, selon les coûts et les contraintes existantes, qui va être alimenté en énergie?
Gérer les nouveaux approvisionnements. Le plan d’approvisionnement établit des besoins à venir pour Hydro-Québec. Pourtant, le gouvernement publie régulièrement des décrets pour dicter la teneur des appels d’offres. Pourquoi le gouvernement s’en mêle-t-il? Possède-t-il une expertise qu’Hydro-Québec n’a pas? Hydro-Québec peut-elle à la fois gérer un appel d’offres et y participer elle-même… alors que les divisions production et distribution n’existent plus et que Sophie Brochu a créé «une Hydro» où les communications transversales sont facilitées? Comment les acteurs des secteurs privé et coopératif perçoivent-ils ces interventions par décret du gouvernement et la double position d’Hydro-Québec? En plus, dans le volet approvisionnement, la gestion de la fin du contrat de Churchill Falls (en 2041, dans moins de 20 ans), devra être discutée… avec des ramifications qui se chiffrent en milliards de dollars.
Maintenir les infrastructures existantes. Alors même qu’on se prépare à bâtir de nouvelles capacités de production, les infrastructures existantes — des barrages aux lignes de distribution — sont vieillissantes. Un immense chantier de mise à niveau, d’adaptation aux événements climatiques extrêmes et de modernisation est à entreprendre, pour continuer de servir les clients québécois. Ce chantier devra prioriser des tâches et ne sera pas gratuit. Plusieurs arbitrages délicats seront à réaliser.
Accélérer les efforts d’efficacité énergétique. Hydro-Québec veut faire passer de 4 TWh à plus de 8 TWh les économies d’énergie annuelles réalisées chez ses clients. Plus de 24 TWh par an pourraient même être techniquement et économiquement obtenus, selon les études d’Hydro-Québec. Mais pour faire mieux, pour changer la consommation des Québécois, il faut avoir les bons outils. Comme toutes les sociétés nord-américaines, le Québec est cependant un gros consommateur d’énergie et d’électricité, qui n’a jamais été vraiment axé sur l’efficacité et la réduction de la consommation. Comment parvenir à changer la culture de surconsommation? Comment introduire les meilleures approches pour faire évoluer les pratiques? C’est une véritable révolution de la consommation qu’il faudra diriger si on ne veut pas s’étouffer dans un trop grand nombre de projets de croissance des infrastructures.
Défi tarifaire. Pour justement introduire des incitatifs à faire de l’efficacité énergétique, les tarifs d’Hydro-Québec devront évoluer. Subventionner, à travers l’interfinancement, le plus important groupe de consommateurs (les clients résidentiels) en surfacturant les clients commerciaux et industriels, n’est bon ni pour la gestion de l’énergie ni pour l’économie. Les activités productives sont pénalisées pour permettre à des gens de chauffer leur garage! Aussi, pour gérer les pointes, il faudra mettre un prix sur la puissance pour tous les consommateurs, incluant les clients résidentiels, et des signaux de prix plus collés à la réalité des réseaux. Des prix horaires sont incontournables, pour permettre d’optimiser toute la flexibilité de production et de consommation que les nouvelles technologies rendent possibles.
Défis internes. Sophie Brochu, comme beaucoup de dirigeants le font, a procédé à des restructurations internes. Le concept de «une Hydro», en abolissant les divisions production, transport et distribution, est encore tout neuf et pas forcément entièrement huilé. La prochaine personne à la tête d’Hydro-Québec devra roder cette nouvelle structure — et sera sans doute tentée de faire (encore) des changements. Les employés d’Hydro-Québec seront à risque d’être lassés et démobilisés, après les relativement courts passages de Éric Martel (5 ans) et Sophie Brochu (3 ans). Aussi, les initiatives Hilo et Evlo, qui gravitent hors et dans Hydro-Québec devront trouver leur place. Après le fiasco de InnovHQ, la plateforme d’innovation d’Hydro-Québec, créée à l’automne 2021 et abolie à l’hiver 2022, Hydro-Québec devra mieux préparer ses petits à prendre une place dans le marché.
Défis externes. Outre sa relation avec le gouvernement, Hydro-Québec devra se positionner sur la modernisation de la Régie de l’énergie, continuer à tenter d’éduquer les consommateurs, clarifier ses relations avec les producteurs privés (concurrent, acheteur, partenaire, tout à la fois?), s’assurer de raffermir ses liens avec les Premières Nations, et clarifier auprès des voisins du Québec (Ontario, New York, Nouvelle-Angleterre, Les Maritimes) le rôle qu’elle peut jouer dans leur décarbonation. L’image d’Hydro-Québec, aussi positive soit-elle au Québec, n’est pas toujours parfaite à l’extérieur. Autant pour la transition énergétique que pour les affaires du Québec, il est important qu’une bonne relation énergétique se développe avec nos voisins.
Huit grands défis seront donc à relever par le prochain dirigeant d’Hydro-Québec. En aucun cas cette personne ne pourra se mettre en mode pilote automatique et suivre aveuglément les plans de l’architecte Sophie Brochu. Il faudra continuer à réfléchir collectivement et inclusivement, mais surtout passer à l’action pour réaliser les changements nécessaires pour qu’Hydro-Québec participe pleinement à l’économie québécoise décarbonée.