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Le Canada souffre de lacunes réglementaires face aux cryptomonnaies. Les combler ressemble à un numéro d’équilibriste pour le ministère des Finances: toute maladresse pourrait nous faire vaciller dans trop de rigueur. Ce qui risquerait d'handicaper consommateurs et entreprises mais aussi de dégrader l’attractivité du pays. Mais les grands argentiers canadiens s'élancent enfin sur la corde raide réglementaire en dévoilant de nouvelles obligations.
Encore une mauvaise surprise? Le mois de juin pourrait laisser une marque tenace dans les esprits de la crypto. Et on ne parle pas ici du dernier plongeon boursier du bitcoin mais bien du climat d’affaires au Canada.
Quelques jours après l’intervention remarquée du ministre québécois de l’Énergie, désormais rebaptisé «Monsieur Moratoire» pour avoir sauvé Hydro-Québec de la noyade sous les contrats de mineurs de jetons numériques, voilà que le ministère fédéral des Finances sort du bois.
On savait depuis décembre que l’administration financière devait apporter les changements nécessaires pour «faire des entités qui commercent des monnaies virtuelles des entreprises de services monétaires». Le but étant de corriger les lacunes de notre système de lutte contre le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes (LRPC/FAT) mais aussi de simplement améliorer la conformité avec les normes internationales.
Eh bien, c’est maintenant dans la Gazette! On peut enfin lire un projet officiel plus détaillé de ces nouvelles réglementations censées prémunir le Canada contre les risques posés par les technologies financières en général, et les cryptomonnaies en particulier.
Soulignons d’emblée qu’il ne s’agit pas encore de la version finale mais d’un draft de 260 pages soumis à une période de commentaires de 90 jours. (À ce propos, les intéressés peuvent adresser leurs observations avant la date-butoir à la direction de la politique du secteur financier du ministère).
La tentation de l'opacité?
En rendant la monnaie programmable pour la première fois dans l’histoire, en l’intégrant au système de paiement, en la «plateformisant», le mix de technologies cryptographiques rendu populaire par Bitcoin a ouvert aux consommateurs un tout nouveau champ des possibles numériques.
Mais au-delà d’innombrables avantages, les autorités canadiennes ont rapidement éprouvé des craintes face aux nouveaux modèles commerciaux permis par ces «devises» qui compliquent le contrôle.
«La monnaie virtuelle convertible est exposée aux abus parce qu’elle permet un grand niveau d’anonymat, voire un anonymat total, comparativement aux méthodes de paiement traditionnel non en espèces», stipule le projet de réglementation.
L’opacité demeure un vaste débat que nous ne tiendrons pas ici puisque si le pseudonymat de Bitcoin s’associe à la traçabilité, certains altcoins ont pour raison d’être l’absence d’informations personnelles.
« La technologie rend la tâche difficile aux autorités qui assurent le suivi de l’argent »
Entrons dès lors dans le vif du sujet de ces travaux qui durent depuis quelques années maintenant (la Loi C-31 remontant déjà à 2014). Mais, à première vue, les mesures proposées demeurent encore assez larges.
En visant le commerce de cryptomonnaies comme un secteur uniforme, les règlements mettent globalement à jour «les exigences du devoir de vigilance à l’égard de la clientèle et les exigences de déclaration de la propriété effective», en incluant notamment les entreprises étrangères de services monétaires dans le régime canadien.
«Les modifications proposées amélioreront la qualité et la portée des divulgations des renseignements financiers par le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE)», estiment les auteurs du projet, qui devrait ainsi aider les gendarmes financiers lors de leurs prochaines enquêtes.
Car les nouvelles dispositions s’inscrivent dans deux principaux courants d’obligations: la vérification de l’identité des clients d’un côté, et la déclaration d’opérations et de tenue de documents de l’autre.
Bien connaître son client
La philosophie adoptée par le ministère fédéral des Finances pour atténuer l’opacité entourant les jetons cryptographiques semble tenir en trois petits mots: conserver la facture.
Pour ce faire, toute personne ou entreprise qui fait affaire avec «de la monnaie virtuelle» se verra désormais qualifiée d’entités financières ou d’entreprises de services monétaires (ESM). Ce qui implique un enregistrement auprès du CANAFE et un programme complet de conformité.
Mais l’élément réglementaire déterminant tient en fait à la collecte et l’archivage de tout détail qui identifie les parties d’une opération de change, de transfert, de paiement en devises numériques.
En général, savoir à qui l’on a affaire demeure une règle d’or pour tout prestataire de services financiers. Et cela exige une récolte de renseignements pertinents.
« Vérifier l'identité et la documenter dès 1 000 dollars »
Un premier seuil a ainsi été fixé dans le cas d’une opération de 1 000 $ ou plus. L’atteinte de ce montant impose de consigner les diverses coordonnées de l’intervenant (nom, adresse, numéro de téléphone), mais également «la nature de son entreprise principale ou sa profession, les types de fonds et de monnaies virtuelles en cause, le numéro de chaque compte touché par l’opération».
Un second seuil pour un mouvement de 10 000 $ ou plus en monnaie virtuelle requiert à présent un «relevé d’opération importante», contenant les renseignements escomptés et assorti d’une déclaration au CANAFE (sauf si l’argent provient d’une autre entité financière ou d’un organisme public).
Devront participer à ces efforts de transparence les comptables, les courtiers, agents et promoteurs immobiliers, les négociants en métaux et pierres précieuses, ou encore les casinos.
Profils à haut risque
Vu qu’aucun secteur n’échappe aux abus, le commerce des cryptojetons ne fait pas exception. Néanmoins, la récolte de données clients prônée par Ottawa possède une faculté intéressante, celle de mieux cerner des profils vulnérables à la corruption.
Les vendeurs doivent ainsi prendre des «mesures raisonnables» pour établir si leur clientèle ne cache pas des «étrangers politiquement vulnérables» (personnes qui occupent ou ont déjà occupé une des fonctions gouvernementales ou diplomatiques au sein d'un État étranger), des dirigeant d’une organisation internationale, des membres de la famille ou des personne étroitement associées.
Il conviendra de redoubler d’attention dans le cas où cette personne demande de transférer l’équivalent de 100 000 $ ou plus en monnaie virtuelle.
Le cas échéant, s’il est établi qu’une personne souffre de cette faiblesse politique, les entreprises gérant des transactions en cryptomonnaies devront prendre des «mesures accrues» afin de trouver «l’origine des fonds et de la richesse de la personne», de mettre à jour fréquemment les renseignements et d’assurer un «contrôle continu fréquent et poussé des relations d’affaires».
À prendre pour argent comptant?
Tout ceci étant résumé, on peut se demander qu’en penser réellement. Apprivoiser l’évolution technologique, galopante par nature, relève du dressage d’étalon: il faut brider l’animal juste assez pour qu’il ne perde pas sa fougue mais y puise à bon escient.
Le dilemme réglementaire consiste à ne pas «freiner l’innovation dans le secteur financier» tout en éliminant toute «échappatoire qui pourrait être exploitée par les criminels», précise le brouillon réglementaire.
Le gouvernement Trudeau voulait s'«assurer de n’ajouter aucun risque supplémentaire à l’économie canadienne», avait esquivé Bill Morneau lors du forum de Davos en jouant à ni oui ni non avec la réglementation. «Nous n’envisageons pas de révision en fonction des cryptomonnaies. Comme tout autre investissement au Canada, vous devez déclarer des gains en capital. Cela n’a rien d’extraordinaire», avait affirmé le ministre fédéral des Finances.
« Il est nécessaire de mettre à jour le cadre légal pour qu’il n’y ait pas d’échappatoire »
Les enfants spirituels de Satoshi Nakamoto pourraient se réjouir de l’acception «monnaie virtuelle» employée par les décideurs canadiens aux yeux desquels les transactions de bitcoin soulèvent les mêmes soupçons que pour des transferts en espèces, puisque les seuils pour la déclaration d’opération sont appliqués de façon identique.
On s’interroge sur la portée du texte dont les obligations visent quiconque dessert des clients canadiens, installés ou non sur le territoire. Est-ce que cela va écorner l’image du Canada auprès des plateformes d’échange américaines ou autres? Ou compliquer davantage l’usage des cryptomonnaies pour nos concitoyens, déjà ennuyés par leurs banques?
Voilà pour l’esprit, voyons ce que nous réserve la lettre.
Contraignant malgré tout?
Si le projet du ministère des Finances ne s’attaque pas aux monnaies virtuelles mais veut canaliser les commerçants, le texte ne semble établir aucune distinction entre les jetons, qu’ils soient liés à un protocole comme Bitcoin, conçus en tant qu’accès à de futurs services (utility tokens), élaborés comme des titres financiers (security tokens), etc. Ces nuances pourraient caractériser autrement la nature réelle des activités du «dealer».
En revanche, l’administration fédérale a pris soin de ne pas inquiéter les particuliers ou les entreprises qui minent. Les obligations ne s’appliquent donc pas aux transferts ou réceptions de monnaie virtuelle «à titre de compensation pour la validation d’une opération inscrite dans un registre distribué» (la preuve de travail sur Bitcoin, par exemple) ou «visant uniquement à valider une autre opération ou un transfert de renseignements» sur d’autres blockchains.
Par ailleurs, les réglementations semblent «considérer que les transactions ont des intermédiaires. Il n'y a pas d'exclusion spécifique pour les transactions entre pairs, les applications décentralisées et les contrats intelligents», épingle Amber D. Scott, spécialiste anti-blanchiment bien connue du milieu crypto et fondatrice d’Outlier Canada.
Elle note à ce titre que cette approche peut s’avérer particulièrement litigieuse dans le cas d'un échange entre deux monnaies virtuelles complété sans aucune intervention humaine. Sans oublier le cas de figure technique mais fréquent des services de wallet: les fournisseurs de portefeuilles qui n’ont pas accès aux clés privées tombent-ils sous les obligations de services monétaires?
« Ils ont vraiment fait mouche sur certains aspects »
Quant au fait de devoir documenter les sources de financement de façon nettement plus systématique que les institutions financières, cela pourrait s’avérer contraignant pour certains acteurs.
Quant au fait de devoir documenter les sources de financement de façon nettement plus systématique que les institutions financières, cela pourrait s’avérer contraignant pour certains acteurs.
«Il est possible que des sociétés de paiement qui facilitent des transactions en cryptomonnaies de plus de 1000 $ entre les commerçants et ses clients aient l'obligation d'identifier complètement les clients. C'est comme s'il fallait uploader des pièces d'identité et preuves adressées pour acheter un drone en ligne avec une carte de crédit», souligne Francis Pouliot, incontournable spécialiste de Bitcoin, fondateur de Bylls.com et cofondateur du centre d’expertise blockchain Catallaxy de Raymond-Chabot Grant Thornton.
À ce stade, les notions restent sujettes à modification mais on imagine qu’il n’appartiendra pas au détaillant de demander la carte d'identité ou de consigner les données du client.
«L’identification interviendra plus au niveau des opérateurs tels que Bylls ou Bitpay. C’est ambigu pour l’instant et les autorités pourraient jouer sur ce flou dans le futur. Notre but sera d’éliminer cette ambiguité», poursuit Francis Pouliot, admettant que les décideurs «ont vraiment fait mouche sur quelques aspects, mais je crois qu’ils en ont profité pour élargir un peu leurs pouvoirs ou en tout cas la portée sur plus d’entreprises qu’il faudrait.»
Le ministère des Finances Canada reconnaît en quelque sorte la complexité des nouvelles exigences puisqu'il admet que les entreprises auront besoin de temps pour mettre en œuvre ces changements. L’administration leur accorde une période de transition de 12 mois pour se conformer.
Notons enfin, pour l’anecdote, que la violation des nouvelles dispositions relatives à la déclaration des opérations en monnaie virtuelle reste qualifiée de «mineure».
Pour l’heure, toute activité dans l’univers de la crypto peut rester discrétionnaire au Canada, à la libre décision des Coinsquare (celle qui se voit rivale canadienne de Coinbase), Cancoin et autres QuadrigaCX. Certaines plateformes demandent déjà des pièces d’identité pour se prémunir contre toute évolution du cadre législatif.