(Photo: 123RF)
BLOGUE INVITÉ. L’un des combats les plus connus est celui de David contre Goliath : David, adolescent et fils de berger, abat le héros des Philistins, le géant Goliath, aidé d’un caillou lancé d’une fronde. Transposée au monde des affaires, cette scène pourrait être reconstituée ainsi: «Avec seulement huit employés, travaillant pour la plupart à distance, la start-up David s'accapare des parts de marché de la société centenaire Goliath. À l’aide d’une simple application mobile et des APIs flexibles, la jeune pousse détrône le géant de l’industrie.»
La littérature et la cinématographie débordent d’histoires recourant à des formules manichéennes : le mal contre le bien; l’intelligence académique (book wise) contre la débrouillardise urbaine (street wise); le beau contre le laid; le gentil contre le méchant. En fait, plus l’écart est diamétralement opposé, plus la culture populaire en redemande. Normal, car depuis la tendre enfance, nos schèmes mentaux sont façonnés à partir de cette conception périmée voulant que si l’un doit gagner, l’autre doit perdre.
Et si les deux pouvaient gagner?
Énormément d’efforts ont été déployés ces dernières années pour bâtir des ponts entre les grandes organisations traditionnelles, représentées par Goliath, et les jeunes et petites entreprises, nos David de ce monde. Quels sont les secrets pour transformer ces collaborations en succès tangible? Quels sont les pièges à éviter?
La réciprocité n’est plus une option
Quand une grande entreprise veut innover et créer de la valeur pour ses clients, plusieurs stratégies s’offrent à elle. Elle peut acheter le brevet d’une technologie d’avant-garde. Elle peut aussi acquérir une start-up à fort potentiel de croissance ou encore développer un partenariat avec un joueur innovant de son écosystème. Elle peut faire appel à des services-conseils ou choisir de développer ses produits en interne. Or, la jeune entreprise n’a souvent d’autre choix que celui d’innover, sous peine de disparaître – une fatalité qui attend 90% des start-up.
Dans ce contexte, il devient capital pour la jeune entreprise de démontrer de manière concrète comment elle peut aider la plus imposante à générer de la valeur. Elle doit répondre à ceci: «Pourquoi, parmi la panoplie des chemins à prendre, la grande entreprise miserait-elle sur nous? Comment lui démontrer que nous sommes son meilleur choix?»
La valeur est un concept subjectif. La grande entreprise doit donc réfléchir au type de valeur qu’elle souhaite engendrer au moment de créer des alliances. Parle-t-on de retombée économique à court terme ou de rayonnement de la marque? Est-ce un pari à moyen terme? Une retombée intangible sur la culture d’entreprise? Chose certaine, il est fondamental, comme dans toute relation, que les deux entreprises fassent preuve d’honnêteté et de transparence pour mieux gérer les attentes, identifier les intérêts et les objectifs communs, pour ensuite tendre vers leur optimisation.
Ainsi, l’une des clés du succès consiste à adopter un état d’esprit de réciprocité, doublé d’une ferme volonté de trouver des solutions gagnant-gagnant. Or, la réciprocité est un muscle trop peu développé, car elle commande l’aplanissement des rapports de force et la quête de véritables gains mutuels. Chacun doit se demander: «Quelle valeur puis-je créer pour mon organisation, et ce, au même titre que celle devant moi?»
Rassurez-vous, ces gains peuvent être multiples, tant pour l’une que pour l’autre. La jeune pousse peut s’engager sur la voie du mentorat, développer un champ d’expertise spécifique, avoir accès à de grands volumes de données, à des canaux de distribution ou même, à de l’investissement. De son côté, la grande organisation a peut-être le potentiel d’accéder plus rapidement à une technologie ou à un produit. Encore plus intéressant, côtoyer de jeunes entreprises lui permet de mettre en lumière des processus encourageant l’agilité, la capacité de pivoter, de saisir des opportunités et d’encourager une culture d’exploration et de prise de risque.
En effet, nous demandons aux employés d’être de plus en plus agiles. De faire plus avec moins. Cette approche devient donc l’occasion idéale de se rapprocher d’une culture entrepreneuriale et de méthodologies éprouvées, comme le lean start-up, pour développer des produits en collaboration avec la clientèle, dans un cadre d’adaptation continue, et ce, à financement minimal.
Pièges et critères de succès
Commençons par ce piège classique: les mariages de vedettes. C’est le jargon utilisé dans le milieu de l’innovation ouverte quand une grande entreprise annonce un partenariat avec une jeune pousse ou un accélérateur en vogue, essentiellement dans le but de «paraître» comme une entreprise innovante et branchée.
L’un des premiers symptômes de ce piège se manifeste si on passe davantage de temps à planifier ses relations publiques que les termes du partenariat. Ce genre de coup publicitaire dissimule une intention vaniteuse, qui peut s’avérer coûteuse, par exemple avec des retombées éphémères ou pire, la disparition de la jeune entreprise qui avait joué le tout pour le tout.
Le deuxième piège à éviter, c’est l’absence d’interprète. La grande entreprise et la jeune pousse évoluent dans deux univers parallèles. Les budgets, les cultures, la vélocité, le langage, l’environnement de travail… tout est différent. Pas étonnant, dès lors, que leur arrimage cause un certain choc.
D’où la nécessité, pour notre Goliath, d’impliquer un joueur habile qui non seulement saura traduire les visées et préoccupations de chacun, mais saura aussi, en bon ambidextre, faire le pont entre les deux réalités. Souvent, ce rôle est confié au laboratoire d’innovation (lorsqu’il y en a un), à la branche d’investissements stratégiques ou encore à l’équipe de marketing. Cette mission est d’autant plus importante que les jeunes entreprises ignorent souvent à quelle porte frapper pour converser avec les géants de ce monde.
En matière de critères de succès, le plus important demeure l’implantation de la confiance mutuelle. En cours de partenariat, la direction peut changer, et donc, entraîner un climat d’instabilité. Or, si la confiance est solide, il devient plus facile de naviguer dans la houle. Au contraire, si elle fait défaut, le doute s’installe. On passe de la transparence à l’opacité, au risque de mettre le partenariat en péril.
L’autre critère de succès s’articule en amont, au moment d’établir le partenariat: poser les bonnes questions avant de se lancer. Ça peut sembler anodin, mais trop souvent, plusieurs de ces questions restent sans réponses: «Comment ce partenariat s’inscrit-il dans notre stratégie de croissance? Tactiquement, comment allons-nous le développer? Comment allons-nous mesurer son succès? Qui va assurer la gestion de la relation?» Annoncer un partenariat, c’est relativement facile. Assurer sa réussite au quotidien, c’est une tout autre histoire!
Autre critère majeur: l’engagement à respecter l’intégrité de son partenaire. Parfois, les plus petits joueurs sont malheureusement perçus comme des parasites qui s’apprêtent à contaminer un environnement aseptisé. Pourtant, si ce milieu n’était pas aseptisé, peut-être que ce partenariat n’aurait précisément pas sa raison d’être, n’est-ce pas?
Or, inconsciemment ou non, certaines grandes organisations ont tendance à exiger des plus petites un arsenal de prérequis quasi impossibles à livrer, parfois même pour en tirer des avantages. Il est pourtant fondamental, en tout temps, de se rappeler des raisons initiales ayant mené à l’entrée en jeu de ce partenaire.
Exemples de collaborations
En 2017, la firme d’avocats Womble Bond Dickinson a publié une étude démontrant que la grande entreprise investit un tiers de plus en collaboration avec les petites et moyennes entreprises que dans la recherche et développement. Si la stratégie d’investir dans le développement de la propriété intellectuelle demeure, elle est moins privilégiée que les alliances avec de jeunes entreprises. D’ailleurs, le terme « IP » est couramment repris à la blague pour dire «Innovation Partnerships».
Desjardins: incuber et accélérer des fintechs
Depuis 2017, le Mouvement Desjardins a développé son propre programme d’incubation de jeunes pousses, Start-up en Résidence. Il accueille des cohortes dans ses locaux de la Maison Notman à Montréal et dans ceux de l’accélérateur Le Camp, à Québec, et ce, pour une durée de quatre mois.
Au cours de cette période, les participants bénéficient d’une formation spécialisée, de conseils juridiques et d’un accès privilégié à l’écosystème Desjardins. Depuis 2019, ce programme est exclusivement dédié aux fintechs. L’une d’elles, Hardbacon, vient d’ailleurs d’effectuer une ronde de financement de plus de 750 000 dollars en investissement participatif.
Modèle hybride : Fidelity Investments et Bayer
Les employés du Fidelity Labs, plus ancien laboratoire d’innovation du milieu de la finance en Amérique du Nord (lancé en 2005), ont testé plusieurs modèles d’innovation au fil des ans: incuber des start-up, développer des programmes de champions internes et organiser des compétitions d’innovation.
Aucun modèle ne semblait véritablement porter ses fruits, jusqu’au moment de faire un essai en mode hybride. Partant d’une problématique client, comme les dettes étudiantes aux États-Unis, Fidelity Labs a recruté à la fois des entrepreneurs externes et des experts internes pour incuber des start-up. Le but? Encourager le dynamisme et la capacité de réfléchir en dehors de la boîte, mais aussi, le transfert de connaissances, tout en ayant accès aux données et outils technologiques déjà existants. Les participants de chaque cohorte ont neuf mois pour développer l’entreprise et se lancer en affaires (spin-off).
Le programme G4A de Bayer suit un modèle similaire, réunissant à la fois des intrapreneurs et des entrepreneurs pour améliorer l’expérience numérique dans le secteur de la santé. Actives dans 35 pays, les équipes participant à ce programme disposent de 100 jours et de 50 000 euros pour développer une solution innovante.
Galeries Lafayette et Barclays : miser sur un opérateur d’accélérateurs
Comptant plus de 15 000 employés implantés dans 56 établissements en France, Galeries Lafayette s’est associée en 2016 à Plug&Play, un opérateur d’accélérateurs de la Silicon Valley. L’objectif? Lancer son propre accélérateur. Leur approche a été de créer une pépinière de start-up pouvant profiter d’autres partenaires importants de Galeries Lafayette, comme Aéroports de Paris (Groupe ADP), Carrefour ou LVMH.
Forte de ses 329 ans d’histoire, Barclays, la deuxième plus grande banque britannique, a aussi choisi un opérateur d’accélérateurs, Techstars, présent dans plus de 150 pays. Plus de 300 000 personnes sont passées par cet opérateur en seulement 12 ans.
En résumé
Les Goliath et David du 21e siècle commencent, comme vous le voyez, à s’apprivoiser et à se rapprocher davantage. Nous sommes passés du simple «speed dating» à des concours de «pitch» pour finalement co-développer des preuves de concepts dans des accélérateurs d’entreprises. Goliath se rend compte que l’investissement dans ces jeunes entreprises n’est plus la seule avenue. Faire preuve d’humilité en demandant occasionnellement de l’aide n’est pas incompatible à affirmer son leadership, bien au contraire. David, de son côté, ressent moins d’incompréhension et d’impatience car il saisit mieux la complexité d’opérer un géant. Un changement de paradigme s’amorçe: de l’appréhension à la symbiose.