Le système de vérification de Worldcoin basé sur une reconnaissance de l’iris, lancée en juillet 2023 par le patron d’OpenAI Sam Altman. (Photo: Getty Images)
Buenos Aires — Quelques dollars au fond des yeux : dans un pays saoulé d’inflation, à laquelle s’ajoute une nouvelle politique d’austérité, par dizaines de milliers les Argentins prêtent leur iris à une numérisation biométrique pour la cryptomonnaie Worldcoin.
Dans une petite galerie marchande de Buenos Aires, Juan Sosa se fige quelques secondes devant la sphère argentée à caméra intégrée, qu’on dirait sortie d’un vieux film de science-fiction. Passe une lueur circulaire et il recevra bientôt sur son portefeuille numérique un virement de tokens, l’équivalent d’environ 80 dollars.
«Je le fais parce que je n’ai plus un peso. Pour rien d’autre», maugrée le professeur d’arts martiaux de 64 ans. «Je ne voulais pas le faire, mais à mon âge personne ne me donne plus de travail, et j’ai besoin de l’argent», dit-il à l’AFP.
Des profils comme Juan Sosa, l’AFP en a rencontré beaucoup dans les files d’attente aux stands de Worldcoin de la capitale (250 dans le pays) où de jeunes opérateurs enchaînent les enregistrements d’iris avec l’«orb» (sphère), l’appareil biométrique.
Pour Worldcoin, il ne s’agit pas d’une «transaction», iris contre argent. Mais des premiers pas en vue de bâtir «le plus grand réseau financier et d’identification au monde qui respecte la vie privée». L’iris représente une sorte de passeport numérique fonctionnant grâce à la chaîne de blocs, permettant aux utilisateurs de prouver leur identité en ligne, sans partager de données personnelles. Avec à l’horizon l’espoir d’un revenu universel libellé en cryptomonnaie.
Le système de vérification de Worldcoin basé sur une reconnaissance de l’iris, lancée en juillet 2023 par le patron d’OpenAI Sam Altman, est scruté de près par les régulateurs de plusieurs pays, qui ont des inquiétudes sur la protection des données.
Des enquêtes «normales»
En mars l’Espagne, puis le Portugal, ont sommé Worldcoin de suspendre leur collecte, le temps d’enquêtes.
Mais dans l’Argentine d’aujourd’hui, avec 211% d’inflation en 2023 et une cure d’austérité sous l’ultralibéral Milei en 2024, Worldcoin fait un tabac : en début d’année, 500 000 personnes, soit plus de 15% des 3 millions dans le monde ayant «livré» leur iris étaient argentins, selon les données de la société en janvier.
«Pour beaucoup de gens ça va très mal, ils n’y arrivent plus avec un salaire, c’est pour ça qu’ils font ce genre de choses», dit Miriam Marrero, caissière de 42 ans, en désignant l"'Orb» qui vient de la scanner. Elle aussi le fait pour l’argent, en l’occurrence pour donner un coup de main à un ami.
L’entreprise assure que «sécurité et confidentialité» sont des priorités et que «l’Orb dispose de fonctionnalités de sécurité robustes pour empêcher l’usurpation, la falsification ou le piratage».
Tiago Sada, chef de produit à «Tools for Humanity», la holding californienne derrière Worldcoin, assure en outre à l’AFP avoir «un dialogue ouvert avec les régulateurs (de chaque pays) sur l’aspect financier comme sur la confidentialité».
Les enquêtes en cours «pour vérifier que les engagements sont tenus, sont parfaitement normales», estime-t-il. Comme celle que mène en Argentine l’AAIP, l’agence veillant à la transparence et à la protection des données.
«Magie» de l’Orb
Reste qu’une donnée biométrique comme l’iris, unique à chaque humain, est «ultra-sensible», insiste Natalia Zuazo, analyste et consultante numérique de l’agence Salta Agencia.
«Je ne pense pas que les gens ne comprennent rien aux implications, mais plusieurs le font par nécessité», dans un pays au salaire minimum autour de 220 dollars. «Et il y a aussi comme une notion de magie engendrée par la sphère, une curiosité», ajoute-t-elle.
Pour les Porteños qui se font immortaliser l’iris, bien des questions demeurent. «L’iris est quelque chose d’unique, je ne sais pas qui détient ces données, ça m’inquiète un peu», convient Ulises Herrera, étudiant de 20 ans. Qui lui non plus, ne l’aurait pas fait sans urgence économique.
Mais nombre d’Argentins, en difficulté, ne sont guère regardants. «Ça fait des années que je donne mes données personnelles à une foule d’entreprises. Au moins, eux vont me donner de l’argent !», ricane Federico Mastronardi, musicien désargenté de 33 ans.
Miriam, elle, s’esclaffe : «Je n’ai pas peur qu’avec ça ils créent un jour "une autre version" de moi. Du moment qu’ils la font meilleure !»