Avec un nom inspiré du Tamagotchi ― ce jeu populaire dans les années 90 ― le questionnaire en ligne utilise des illustrations pixélisées de style vintage permettant aux participants de personnaliser leur avatar au fur et à mesure qu’ils ajoutent des détails sur leurs préférences et habitudes de vie. (Photo: 123RF)
Et si on pouvait deviner pour qui vous votez à partir de votre marque de café préférée, ou peut-être votre film favori, ou le bus que vous prenez chaque matin?
C’est la question à laquelle veulent répondre des chercheurs de la Chaire de leadership en enseignement des sciences sociales numériques de l’Université Laval en lançant la version provinciale de l’application Datagotchi, en partenariat avec La Presse Canadienne. L’application avait été inaugurée au cours de la dernière campagne fédérale.
Avec un nom inspiré du Tamagotchi ― ce jeu populaire dans les années 90 ― le questionnaire en ligne utilise des illustrations pixélisées de style vintage permettant aux participants de personnaliser leur avatar au fur et à mesure qu’ils ajoutent des détails sur leurs préférences et habitudes de vie.
À la fin, l’application tente de deviner le parti auquel l’on prévoit voter aux élections provinciales du 3 octobre prochain. Si elle se trompe, on peut alors indiquer la bonne réponse, permettant ainsi à l’algorithme de s’améliorer.
Une société fragmentée
Bien sûr, ce ne sont pas des repas végétariens ou un amour du camping qui causent notre envie de voter pour un parti ou un autre.
«Il n’y a pas un lien causal direct entre le fait de faire mon épicerie dans un marché local et mon vote», explique la chercheuse et cocréatrice de l’application, Catherine Ouellet, mais «ça peut être un indicateur» de choses beaucoup plus profondes.
Selon elle, «on a tendance à se regrouper avec des gens qui nous ressemblent dans la vie, et une fois qu’on est dans un groupe, il y a un processus d’influence sociale qui se crée» entre ses membres. Les groupes sociaux auxquels on appartient ont tendance à avoir leur propre sous-culture, leurs propres codes esthétiques… et leur propre idéologie politique. L’un devient ainsi révélateur de l’autre.
«Depuis l’apparition des sondages aux États-Unis dans les années 40, on s’est rendu compte que les facteurs qui prédisaient le vote étaient souvent quelques variables: la religion, le revenu et le lieu d’appartenance», dit Mme Ouellet. Ces informations, couplées à des données démographiques de base comme le genre, l’âge et l’ethnicité, étaient alors bien suffisantes.
Pourtant, «depuis les années 80-90, on remarque qu’il y a un déclin du pouvoir prédictif de ces variables-là, fait-elle remarquer, la classe moyenne est devenue plus grosse et fragmentée».
Des données prêtes à la cueillette
«Les partis politiques, les compagnies, quand ils font de la segmentation, ils utilisent les mêmes méthodes que nous» dans le but de diffuser des publicités ciblées sur les médias sociaux, souligne le cocréateur de l’application, le professeur Yannick Dufresne, qui est aussi l’un des créateurs de la Boussole électorale.
Ainsi, que l’estimation du Datagotchi soit exacte ou non, elle permet selon lui de «comprendre en gros comment tu es perçu par les analystes. (…) Si l’on a mal prédit, tu vas quand même recevoir ces publicités-là.»
Pour permettre d’explorer ce qu’indique chaque habitude de vie, le Datagotchi a aussi une version libre, dite «carré de sable», où les internautes peuvent jouer avec les variables et voir ce qui fait changer les résultats.
«On démocratise l’analyse de données complexes», indique le professeur Dufresne, disant souhaiter que les gens puissent «comprendre aussi des méthodes qui sont utilisées malgré eux, même à leur insu».
Même si l’on est prudent, il est presque impossible d’échapper à la récolte de données par les sites internet. Et si des détails aussi anodins que la musique que l’on télécharge ou les tutoriels de yoga que l’on regarde ont le pouvoir de révéler notre pensée politique, alors les possibilités sont larges.
«Réaliser à quel point une variable comme ça peut donner des informations, permettre à quelqu’un de prédire l’intention de vote, ça nous fait prendre conscience de certaines précautions qu’on pourrait prendre», selon le cocréateur de l’application, le professeur Simon Coulombe. Bien sûr, dans un monde de plus en plus branché, «c’est difficile de faire nos activités quotidiennes sans utiliser le numérique, sans laisser de traces», reconnaît-il. Ce qu’il souhaite, «c’est qu’éventuellement, si les gens sont plus sensibilisés, il y ait certaines pressions qui pourraient être faites au point de vue des gouvernements» pour imposer plus de garde-fous.
Par exemple, depuis 2016, l’Union européenne empêche les sites internet d’utiliser des mouchards (aussi appelés «cookies») sans avoir reçu le consentement de l’internaute. Les individus peuvent aussi exiger la suppression de leurs données personnelles détenues par des entreprises.
Sécurité
Pour ce qui est des informations récoltées par Datagotchi, il s’agit d’«une application qui est conçue dans un contexte académique, soutient Mme Ouellet. Nous sommes régis par des contraintes éthiques extrêmement rigoureuses. Les données sont anonymisées et stockées sur des serveurs sécurisés de l’Université Laval.»
Le site du Datagotchi indique que «les données recueillies sont la propriété unique de l’Université Laval. En aucun cas, l’Université ne divulgue, partage ou commercialise ces données à des organismes tiers. Datagotchi utilise ces données à des fins statistiques et promotionnelles, afin d’améliorer l’expérience des utilisateurs sur l’application Web de Datagotchi et d’appuyer ses efforts de recrutement d’utilisateurs.»
La première version de l’application, lancée durant les élections fédérales de 2021, avait été fortement critiquée par l’organisme de sécurité informatique Crypto.Québec.
Au moment où l’application a été mise en ligne, la politique de confidentialité n’avait pas encore été téléchargée sur le site, ce qui a été rapidement corrigé.
Crypto.Québec soulevait aussi le fait qu’à l’époque, Datagotchi ne détenait aucune certification de sécurité informatique.
Or, en 2022, une version de l’application a passé avec succès des tests d’intrusion de la firme de sécurité indépendante CyberSwat. Le rapport indique que «dans l’ensemble, la sécurité de votre application Datagotchi est supérieure à ce que nous retrouvons généralement sur le marché». La firme avait identifié quelques petites vulnérabilités de niveau «faible», qui ont été corrigées dans les versions suivantes.