La lauréate du prix Nobel d'économie, Esther Duflo, a donné une conférence à l'Université de Montréal. (Photo: Amélie Philibert)
Les gains réalisés depuis plus de 20 ans pour réduire la pauvreté sont mis en péril par les changements climatiques, estime la colauréate du prix Nobel d’économie en 2019, Esther Duflo.
Dans une conférence sur les inégalités et la pauvreté, livrée vendredi après-midi à l’Université de Montréal, la professeure au Massachusetts Institute of Technology soutient que «le dérèglement climatique risque d’effacer une grande partie des gains d’ici 2100».
Elle attribue ce possible recul à deux facteurs. «Premièrement, les plus pauvres vivent dans les pays qui sont déjà chauds souffrant davantage d’une température plus élevée. Deuxièmement, le revenu et l’éducation sont des protecteurs contre ce phénomène, ce qui désavantage les pays moins nantis. Par exemple, l’augmentation de la mortalité en Inde sera beaucoup plus élevée qu’au Texas malgré une chaleur similaire. »
Pas de solution miracle
Celle qui est titulaire de la chaire Pauvreté et politiques publiques au Collège de France dresse un parallèle entre ce grand combat des prochaines années et celui contre la pauvreté.
«L’écosystème du climat ressemble à celui de la pauvreté d’il y a 15 ans, il y a une recherche de la solution miracle qui n’existe pas, mentionne-t-elle. Tout comme la pauvreté, je suis absolument convaincue que le remède passe par une multiplication d’initiatives. Il n’y aura rien de fantastique individuellement, mais dans 30 ans, il pourrait y avoir des progrès notables.»
Mais contrairement à la lutte contre l’indigence, la clé ne se trouve pas dans les pays en voie de développement, mais dans les pays riches. « C’est un problème inédit et épineux, affirme-t-elle. Les pays pauvres sont les plus vulnérables, mais ils n’ont aucune poigne, car les émissions viennent des pays riches. »
L’universitaire de 47 ans propose ainsi d’imposer une taxe de 1% à toutes les entreprises, afin de financer des projets d’assistance aux pays pauvres et de réductions des émissions. « Il faut se lier les mains, sinon rien ne bouge », affirme-t-elle en entrevue après sa conférence.
Toutefois, devant le manque de volonté des États à agir et à se coordonner, elle ne se fait pas trop d’illusion sur les chances que cette suggestion voie le jour. «C’est envisageable, mais je ne suis pas sûre que cela se fera», soutient-elle.
Obstacles à court terme
L’économiste note que la crise de la COVID-19, la guerre en Ukraine et l’inflation ont mis des bâtons dans les roues des économies du Sud. « Le résultat de la hausse des taux d’intérêt en Amérique du Nord et en Europe sur le reste du monde a été catastrophique, constate-t-elle. Cela augmente le service de la dette et cela rend le dollar américain plus fort, ce qui alourdit la dette des pays pauvres. »
Elle juge que les bouleversements connus dans les chaînes d’approvisionnement durant la COVID-19, ainsi que les problèmes de relations politiques avec Pékin, ont ouvert les yeux aux pays concernant les risques de mettre tous ses œufs dans le même panier, en Chine. «Cela crée des ouvertures pour d’autres qui devraient bénéficier. On a vu des États comme le Vietnam et le Cambodge en profiter, mais c’est plutôt limité. La crise sanitaire a été une occasion manquée pour la diversification des sources d’approvisionnement.»
La récipiendaire de l’édition 2023 du prix Lumière sur les inégalités, décerné conjointement par l’Observatoire québécois des inégalités et le Festival littéraire international Metropolis Bleu estime que des associations manufacturières, de gros fabricants ou des États devraient investir sur le long terme pour permettre à d’autres États d’émerger comme fournisseurs de pays développés.
Celle qui a bâti sa carrière sur l’étude empirique de solutions tangibles reconnaît aussi que le pragmatisme, qu’elle a vu comme un des piliers qui a permis de faire reculer l’extrême pauvreté, est mis à mal depuis la COVID-19. «La polarisation est un phénomène mondial, qui s’est propagée du Nord au Sud, déplore-t-elle. Les réseaux sociaux jouent un rôle de pays en pays et à l’intérieur des pays.»
Esther Duflo refuse de prédire l'avenir, mais pour que des progrès se réalisent en matière de développement humain, elle enjoint les États à promouvoir des actions précises et concrètes qui ont été validées scientifiquement sur le terrain.