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Toyota cherche des actionnaires qui ne la laisseront pas tomber. Elle doit réaliser des investissements majeurs sur une longue période pour mettre au point la prochaine génération de technologies automobiles. Néanmoins, le marché n'est pas compatible avec un tel projet à long terme. Le marché, peut-être pas, mais certains investisseurs, si.
Le 16 juin dernier, lors de l'assemblée annuelle, les actionnaires de Toyota ont accepté à 75 % la proposition visant à émettre des actions assorties d'une période de détention à moyen et à long terme. Ces actions ne seront vendues qu'au Japon et elles ne seront inscrites à aucune Bourse. Les actions spéciales de Toyota seront offertes à un prix supérieur à celui des actions ordinaires. Toutefois, le taux de dividende sera inférieur, mais augmentera chaque année pendant cinq ans. À ce moment, la direction rachètera ces actions spéciales au prix initial.
Assurée de détenir ce capital pendant cinq ans, Toyota pourra entreprendre son projet de R-D sans craindre de devoir réduire sa portée à mi-parcours.
Le geste de Toyota est une manifestation d'un mouvement issu de la crise financière. Ce mouvement remet en question l'approche trimestrielle que le marché impose aux entreprises... et que les entreprises s'imposent à elles-mêmes.
En 2009, l'Aspen Institute, un think tank américain non partisan, publie «Overcoming Short-termism: A Call for a More Responsible Approach to Investment and Business Management». On y évoque, entre autres, le concept de capital patient. La même année paraît Black Markets... and Business Blues. The Man-Made Crisis of 2007-2009 and the Road to a New Capitalism d'Yvan Allaire, président de l'Institut sur la gouvernance d'organisations privées et publiques (IGOPP), et de Mihaela Firsirotu, professeur de stratégie à l'UQAM.
Fin 2013, une vingtaine d'organisations amorcent le mouvement Focusing Capital on the Long Term (FCLT) à l'invitation de McKinsey et de l'Office d'investissement du régime de pensions du Canada (OIRPC).
En janvier 2016, on assiste au lancement de l'Indice mondial S&P de création de valeur à long terme (CVLT). L'indice évalue les entreprises ayant le potentiel de créer de la valeur à long terme en fonction de critères de durabilité et de qualité financière. «Cet indice peut servir de catalyseur à l'adoption de comportements d'affaires favorisant le long terme, souligne Michel Leduc, directeur des affaires publiques et des communications de l'OIRPC. Et inspirer des stratégies qui font la promotion de la croissance durable.»
Aujourd'hui, FCLT mobilise une centaine d'organisations, dont la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ). «La Caisse a toujours eu une perspective à long terme dans les marchés moins liquides, comme l'immobilier», explique Bernard Morency, qui était jusqu'à la mi-février premier vice-président, déposants, stratégie et chef des opérations, de la CDPQ. Il a participé aux discussions de FCLT à partir de 2014. «FCLT a vu le jour au moment où nous envisagions de reproduire notre philosophie à long terme pour nos placements boursiers», poursuit M. Morency, maintenant conseiller spécial à la Caisse. La CDPQ, comme toutes les organisations qui ont amorcé cette réflexion, s'est vite rendu compte que les pressions «court-termistes» se révèlent plus complexes et diverses qu'il n'y paraît à première vue.
Les protagonistes
«On évoque toujours le court-termisme des investisseurs, souligne Yvan Allaire. Mais il en existe un autre, celui des gestionnaires.»
Les pressions court-termistes des actionnaires s'observent facilement. Elles sont pleinement assumées et activistes : les actionnaires veulent un rendement rapidement et régulièrement. Le court-termisme de gestion, lui, s'avère plus subtil. «Un pdg ne dira jamais qu'il prend une décision dans une perspective à long terme, poursuit Yvan Allaire. Il ne dira pas non plus : "Nous allons rater notre cible de bénéfice par action, alors nous allons licencier [du personnel] ou réduire les dépenses de R-D pour verser des dividendes à nos actionnaires et satisfaire les analystes".»
Au fait, de quoi parle-t-on en évoquant le concept de long terme ? «Cela varie d'une entreprise à l'autre, répond Vincent Bérubé, associé du bureau montréalais de McKinsey. Il peut s'agir de cinq ou sept ans, selon l'industrie. Ce qu'il faut retenir, c'est qu'on parle de plus d'un cycle de planification budgétaire. Le long terme doit être assez long pour que l'on doive considérer l'influence des tendances de notre secteur.»
Trois comportements favorisant le court-termisme
Pourquoi assiste-t-on à des comportements court-termistes ? Existe-t-il des variables observables qui pourraient mener à un tel comportement ? L'IGOPP a étudié ces questions dans sa plus récente étude intitulée «"Court-termisme" de gestion : quand, comment et à qui la faute ?» Cette étude a été menée auprès d'un échantillon comprenant les 60 entreprises les plus importantes du TSX ainsi que les 50 plus grandes sociétés québécoises. L'IGOPP s'est penché, entre autres, sur trois variables pouvant favoriser le court-termisme : la publication de prévisions trimestrielles, la rémunération des dirigeants et les rachats d'actions.
La publication de prévisions trimestrielles, la première variable, crée des attentes chez les analystes et auprès du marché. Près des trois quarts (72 %) des entreprises du TSX sondées publient des prévisions trimestrielles. Et un peu plus de la moitié (51 %) des 50 plus grandes sociétés québécoises le font.
Selon un sondage mené auprès de 400 chefs de la direction financière pour l'étude «Value Destruction and Financial Reporting Decisions», 78 % des chefs de la direction financière choisiront de sacrifier la création de valeur pour lisser leurs résultats d'un trimestre à l'autre, et 55 % reporteront des investissements créateurs de valeur pour ne pas rater les bénéfices par action prévus.
Depuis le 7 novembre 2014, le gouvernement britannique a libéré les sociétés à capital ouvert de l'obligation de publier des rapports trimestriels. Un an plus tard, l'Union européenne a aussi levé cette obligation. L'impact est toutefois limité. Peu de sociétés ont changé leurs habitudes. La plupart d'entre elles possèdent une base trop importante d'actionnaires américains qui, eux, s'attendent à obtenir ces rapports. De plus, l'entreprise qui laisse tomber les rapports trimestriels au profit du seul rapport annuel doit imaginer d'autres façons de communiquer avec ses actionnaires.
Quant à la deuxième variable, la rémunération de la direction, depuis plusieurs années, on la relie à la performance de l'entreprise. Ce qui semblait une bonne idée a dérivé. «On a exacerbé la mauvaise formule, déplore Yvan Allaire. On s'en tient aux critères quantitatifs, soit la performance financière.»
Le rapport de l'IGOPP constate que 85 % des 60 plus grandes sociétés du TSX associent la rémunération variable de leur pdg au rendement total par action et au bénéfice par action. Et que 66,7 % des 50 plus importantes sociétés québécoises font de même. «Il serait temps que le conseil d'administration joue son rôle, poursuit Yvan Allaire. Il a perdu sa crédibilité par son incapacité perçue ou réelle à régler le dossier de la rémunération des dirigeants.»
Troisième variable enfin, l'étude de l'IGOPP souligne que, lors du dernier exercice financier, 35 % entreprises du TSX sondées ont procédé à un rachat d'actions, pour un montant total de 13 milliards de dollars. Au Québec, 43 % des entreprises ont fait de même, pour un total de 3 G$. C'est préoccupant, selon Yvan Allaire : «Doit-on comprendre que ces entreprises n'avaient pas d'autre projet porteur pour leurs liquidités ? Que la meilleure utilisation de leurs fonds était de les retourner aux actionnaires ?»
Quatre pistes de solution
Migrer d'un comportement court-termiste à une vision à long terme implique un changement de culture. Pour y arriver, FCLT propose de cibler d'abord les groupes qui ont l'effet de levier le plus important, les investisseurs institutionnels, comme la Caisse de dépôt et placement ainsi que les conseils d'administration (CA). «Ce sont eux qui peuvent avoir l'impact le plus important sur le système», dit Vincent Bérubé, de McKinsey.
FCLT suggère quatre actions à ces intervenants. Les deux premières visent les investisseurs. Les autres, le CA.
D'abord, signifier de manière ferme et précise leurs croyances (investment belief) à tous leurs collaborateurs. «C'est un défi, reconnaît Bernard Morency, de la CDPQ. Il faut, entre autres, apprendre à nos gestionnaires de portefeuille à résister aux pressions des médias et du public.» Même son de cloche du côté de l'OIRPC : «Les mentalités court-termistes persistantes du monde des affaires et de l'investissement freinent le virage vers la création de valeur à long terme, reconnaît Michel Leduc. Il faudra du temps, des efforts et de la persévérance».
Ensuite, FLCT incite les investisseurs institutionnels à adopter une approche active et engagée ; autrement dit, à veiller de plus près à leurs investissements.
Les CA, quant à eux, doivent améliorer le dialogue avec les investisseurs. Ils doivent s'assurer que la stratégie de l'entreprise soit bien communiquée afin d'attirer des investisseurs qui permettront de la déployer. Enfin, le CA devrait consacrer la partie la plus importante de son temps et de son énergie au soutien à la stratégie et à la création de valeur durable.
Yvan Allaire, pour sa part, juge que la solution repose en partie sur la composition de l'actionnariat. «Il faut privilégier une forme d'actionnariat qui imperméabilise la direction aux pressions court-termistes.» Il fait allusion à la notion d'actionnaire de contrôle : «Il doit y avoir un propriétaire». Les gestionnaires de fonds sont allergiques aux entreprises affichant un actionnaire de contrôle. Ils ne peuvent pas les influencer, poursuit M. Allaire. «La vérité, c'est que les intérêts des gestionnaires de fonds sont rarement compatibles avec ceux de la société, affirme-t-il. Et que les marchés financiers ne sont pas efficaces. C'est un leurre. Il faut les encadrer.»
Ce n'est pas gagné, reconnaît Vincent Bérubé, car l'humain est naturellement impatient. «On se dit souvent qu'un tiens vaut mieux que deux tu l'auras», illustre-t-il.
Pourquoi s'accroche-t-on au court-termisme?
Il y a l’attrait du rendement rapide, bien sûr. Mais ce n’est pas tout. Certains investisseurs associent long terme et immobilisme, avance Vincent Bérubé, associé au bureau montréalais de McKinsey. Ils craignent que maintenir le cap sur le long terme empêche la direction de se pencher sur le présent et les tendances. Que cela neutralise toute démarche de remise en question. « Ce serait plutôt l’inverse, dit le consultant. Pour avoir une perspective à long terme, la direction doit se préoccuper davantage des tendances. Une entreprise qui exécute une planification à long terme devrait, en principe, afficher un comportement plus actif. »
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