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Les projets d'énergie éolienne, l'aide financière à l'industrie forestière, les subventions accordées aux alumineries et les travaux d'infrastructures dans le Grand Nord, toutes ces solutions visent à soutenir l'économie des régions. Mais ces investissements aboutiront-ils à un fiasco identique à celui de la Gaspésia, qui a fait perdre 300 millions de dollars aux contribuables québécois ? Répétera- t-on l'erreur des programmes FIER, qui devaient promouvoir le capital de risque en région, mais qui s'enlisent plutôt dans les conflits d'intérêts ?
Ce sont aussi les questions que se pose mon père, petit entrepreneur gaspésien. Chaque fois qu'une usine ferme dans son coin de pays, qu'il peine à recruter des employés pour son moulin à bois ou qu'il n'arrive pas à satisfaire aux critères d'un programme d'aide, il se demande à quoi peuvent bien servir tous ces milliards, si ce n'est qu'à faire les manchettes.
C'est un fait, certaines parties de la Côte-Nord, de la Gaspésie, de l'Outaouais ou de l'Abitibi coûtent beaucoup plus qu'elles ne rapportent. Ces régions sont constituées de ce que Bruno Jean, professeur à l'Université du Québec à Rimouski, appelle les " municipalités dévitalisées ". Elles ne bénéficient pas des retombées des grands centres, elles doivent soutenir des dépenses par habitant plus élevées et elles génèrent peu de revenus. Dans ces régions, la dépendance économique est la plus élevée (voir l'encadré p. 18).
" Qu'est-ce que ça donne de répéter que nous coûtons trop cher ? " rétorque toutefois Jean Perras, maire de Chelsea, en Outaouais, et président du caucus des municipalités locales (de moins de 100 habitants) de l'Union des municipalités. " Donnons-nous plutôt les moyens de diminuer notre dépendance et de rentabiliser les investissements que nous recevons ", dit-il.
Comment ? Voici quatre solutions.
1 Moins de grands projets, plus de petites initiatives
Les conditions qui déterminent si un projet de mine, d'aluminerie ou de papetière sera viable à long terme échappent au contrôle des gouvernements. La décision de soutenir un grand chantier ou une usine tient parfois du coup de dés. " Les variations du prix de l'or ont plus d'impact sur l'économie de l'Abitibi que toute l'aide économique offerte à cette région, constate Mario Polèse, spécialiste des économies régionales à l'Institut national de la recherche scientifique (INRS). Une variation du taux de change de 10 % peut annuler l'effet des subventions accordées à l'industrie manufacturière, par exemple. "
La preuve reste à faire que la Côte-Nord et le Saguenay, par exemple, s'enrichissent vraiment grâce aux alumineries. Celles-ci bénéficient de tarifs d'énergie préférentiels, des " subventions cachées ", selon Jean-Thomas Bernard, professeur à l'Université Laval. " Pour chaque année de vie d'une entente, soit environ 20 ans, un emploi dans une aluminerie coûte 200 000 dollars par an en subventions ", dit ce spécialiste en économie de l'énergie, qui doute que la région bénéficie de retombées équivalentes par emploi. Le calcul est simple. Les coûts de production de la " nouvelle " électricité, grâce à des barrages comme La Romaine, sont d'un peu plus de 10 cents du kilowattheure, alors qu'elle est vendue en deçà de 4 sous avec le fameux " tarif L ".
" Je préfère avoir quatre ou cinq entreprises de cinquante employés plutôt qu'une seule de 200 ", dit Bertrand Berger, maire de Pointe-à-la-Garde-Escuminac, en Gaspésie. Pour lui, l'époque de la mono-industrie, fondée sur un gros investissement ponctuel, est terminée. " Quand une usine ferme, ça fait moins mal s'il y en a d'autres pour soutenir l'activité économique. "
Le maire Berger rêve parfois de ce qu'on aurait pu accomplir avec les 300 millions de dollars engloutis dans l'aventure de la Gaspésia, à Chandler. Ce projet de papetière est l'exemple parfait de ce qu'il ne faut pas faire : cibler une industrie en déclin (le papier journal) dans un marché où les Chinois et les Brésiliens produisent la même chose à une fraction du coût, et pour un enjeu politique, celui de sauver la Gaspésie.
Les grands projets ne sont pas tous mauvais, dit Marc-Urbain Proulx, économiste et spécialiste des régions à l'Université du Québec à Chicoutimi. Il remarque que depuis 20 ans, certains d'entre eux ont eu des retombées intéressantes. La Baie-James, par exemple, a permis à l'Abitibi de se développer. La Manic a eu le même effet sur la Côte-Nord. Or, l'effet des mégaprojets est éphémère : " On le voit avec l'aluminium ; il faut annoncer un nouvel investissement tous les cinq ou six ans, sans quoi c'est la déprime économique ", dit-il.
D'autant plus que ces projets créent moins d'emplois qu'avant, à cause des gains de productivité et de la transition vers une économie de services. Ainsi, une région qui n'a pas de travailleurs qualifiés n'est tout simplement plus concurrentielle, quels que soient les incitatifs fiscaux ou financiers qu'on lui accorde.
Il faut plutôt s'attarder aux initiatives de moindre envergure, qui coûtent moins cher à soutenir et qui sont souvent plus durables, croit Jean Perras. " Certaines régions produisent du cidre, d'autres du vin, d'autres du fromage... Pourquoi importer des produits exotiques alors que nous pouvons favoriser la production locale ? " demande le maire de Chelsea. Sans parler du développement de produits pharmaceutiques élaborés à partir de la flore de la taïga, ou encore de ceux de la biotechnologie marine dans la péninsule gaspésienne.
2 Moins de chômeurs, plus d'entrepreneurs
Les régions ont besoin de plus d'entrepreneurs. Nombreuses sont celles où, entre la saison des pêches et la saison forestière, les travailleurs dépendent des programmes gouvernementaux pour subsister. " L'argent ne roule pas pendant la saison morte et l'incitatif pour se lancer en affaires n'y est pas ", concède Bertrand Berger.
Cependant, le vent tourne. D'abord, parce que les élus locaux ont compris que l'idée de lancer une production biologique, par exemple, n'est plus une idée de " gosseux de poils de grenouilles ", surnom donné aux écologistes par l'ancien ministre des Régions, Guy Chevrette. Ainsi, le secteur agroalimentaire, notamment la mise en valeur des produits du terroir, est un des nombreux créneaux de marché sur lesquels les petites municipalités québécoises misent.
La relance viendra aussi des jeunes, qui reviennent dans leurs villages après leurs études pour y démarrer des entreprises. C'est le cas de David Leblanc, un jeune homme de trente ans qui en 2004 est rentré à Matapédia pour y ouvrir un centre de tourisme d'aventure. Il a contribué à l'établissement de la portion gaspésienne du Sentier des Appalaches, un sentier de randonnée qui se prolonge jusqu'au Nouveau-Mexique. Aujourd"hui, David Leblanc a vendu son entreprise à deux Albertains venus s'installer dans la région et il est maire suppléant de Matapédia.
La péninsule montre des signes de reprise. Outre les projets éoliens, plusieurs autres initiatives portent leurs fruits. " La culture d'algues marines, à Paspébiac, commence à donner des résultats, note Bertrand Berger. On retrouve le caviar tiré de ces algues sur les tablettes d'épiceries. " Le taux de chômage en Gaspésie est passé de 25 à 17,3 % entre 2004 et 2008. Mais tout n'est pas gagné, puisqu'en 2007, la moitié du revenu personnel des Gaspésiens provenait encore des paiements de transfert, le taux le plus élevé du Québec.
3 Moins de béton, plus de qualité de vie
Promouvoir l'entrepreunariat, c'est bien, mais donner une raison aux entrepreneurs et aux entreprises de s'établir en région et d'y rester, c'est encore mieux. Les routes, les ponts et les infrastructures municipales comme les aqueducs sont autant d'investissements qui doivent être consentis par les gouvernements. Laurence Méthot, mairesse de Port-Cartier et secrétaire de la Conférence régionale des élus (CRÉ) de la Côte-Nord, mise sur l'élargissement de la route 138, qui relie Tadoussac à Natashquan, et qui comprendra une voie de dépassement. " Je suis souvent prise derrière un dix-roues pendant plusieurs kilomètres. Cela rend le trajet pénible pour le touriste et pour les exportateurs. "
Même chose en Gaspésie. " Un de mes membres, transformateur et exportateur de viande de porc de Rivière-du-Loup, met une semaine supplémentaire à faire transiter ses produits vers l'Asie ", rapporte Simon Prévost, vice-président pour le Québec de la Fédération canadienne de l'entreprise indépendante. Selon lui, si le Québec se dotait d'une politique de transport, bien des problèmes auxquels les entrepreneurs régionaux sont confrontés seraient amenuisés. Par exemple, une meilleure utilisation du fret aérien ou ferroviaire " et on désenclave les régions ", pense Simon Prévost.
Cependant, il y a plus. " Nous avons besoin de routes, mais aussi d'hôpitaux, de cinémas, d'écoles... bref, d'une vie sociale et culturelle ", explique Bertrand Berger, qui voit mal d'ailleurs comment les petits commerçants peuvent augmenter leur productivité sans une connexion Internet haute vitesse. " Un détaillant prend parfois une journée entière pour faire son inventaire ", déplore-t-il. D'ici l'automne, toute la péninsule aura la haute vitesse, promet le maire de Pointe-à-la-Garde-Escuminac, qui compte sur ce réseau pour attirer les télétravailleurs.
Autrement dit, la relance des régions n'est pas seulement une question économique. " Il faut attirer des gens et les garder ", ajoute Mario Lefebvre, directeur du Centre d'études municipales du Conference Board du Canada. Les entreprises cherchent à s'établir non seulement là où les coûts sont les plus bas, mais aussi là où il y a une qualité de vie pour leurs employés. Le défi est de taille, car selon une étude portant sur le développement économique des régions rurales québécoises, 41 des 93 divisions de recensement des ces régions du Québec attirent moins de nouveaux résidents que les moyennes québécoise et canadienne.
4 Moins d'organismes, plus de concertation
Qui est responsable du développement régional ? C'est la grande inconnue... du développement régional ! Le Saguenay-Lac-Saint-Jean, par exemple, compte 210 organismes à vocation économique, selon Marc-Urbain Proulx. Et ce, sans compter les quelque 700 organismes sociaux communautaires qui ont aussi leur mot à dire... Quant aux programmes de soutien à l'économie locale, ils sont souvent décriés comme étant inéquitables et complexes, et ils ne laissent pas de place aux décisions locales. La Stratégie de développement des régions ressources (SDERR) en est un exemple. Établie au moyen de crédits d'impôt sur la masse salariale, elle a surtout servi à garder en vie des canards boiteux. Pire, pour en bénéficier, les PME devaient embaucher un consultant pour comprendre les particularités des nombreuses mesures offertes ! " Comment évaluer la réussite de certaines mesures si on est incapable de découvrir comment on peut en bénéficier ? " raille Françoise Bertrand, présidente de la Fédération des chambres de commerce du Québec.
Tout n'est pas noir cependant. Certaines mesures provinciales, comme les Centres locaux de développement (CLD), instaurés dans les années 1990, ou encore fédérales, comme les Société d'aide au développement des collectivités (SADC) des années 1980, sont perçues comme une partie de la solution. Forte d'un budget de 75 millions de dollars par an, la SADC soutient l'entreprenariat local et tente de faciliter la collaboration entre les différents élus, les groupes de pression et les agences gouvernementales. Plusieurs projets se font même de concert avec les CLD.
Grâce à des initiatives comme les Conférences régionales des élus, on vise aussi de plus en plus à éviter le favoritisme ou les guerres de clochers, sans égard aux besoins réels de la région. D'ailleurs, selon Marc-Urbain Proulx, tant que les politiques de développement régional seront élaborées en silo, les chances d'en arriver à une politique cohérente sont minces. " Rien que de décider quel village aura une polyvalente a un impact sur l'économie locale : il faut la construire, des services s'y grefferont, des parents s'établiront dans le coin pour en profiter. "
Soyons réalistes, dit-il. " Jamais un million de personnes ne se rueront vers les régions du jour au lendemain. " Les attentes que créent les mégaprojets sont irréalistes. Il faut éviter de " vouloir faire un Klondike là où il n'y a pas d'or ". Mon père, confiné à un secteur privé d'accès aux subventions, aura beau travailler 24 h sur 24, il ne peut pas porter l'avenir de sa région sur ses épaules.
jean-francois.parent@transcontinental.ca