«En 10 ans, l'Afrique a offert le meilleur rendement de l'investissement du monde» - Sara Menker, pdg de Gro Ventures et Young Global Leader
Sara Menker a 31 ans. Née en Éthiopie, diplômée de la London School of Economics, elle fut vice-présidente au bureau new-yorkais de Morgan Stanley. De retour en Afrique depuis 2012, elle a lancé Gro Ventures, une firme d'information dans le secteur des denrées. Le Forum économique mondial l'a choisie pour être l'une des 19 Young Global Leaders 2014 de l'Afrique subsaharienne, où figure aussi l'actrice Charlize Theron.
L'entrevue
no 197
Diane Bérard - Certaines entreprises jaillissent d'une étincelle. La vôtre, d'une réflexion de quatre ans. Racontez-nous.
Sara Menker - En 2008, j'étais négociatrice et vice-présidente des produits de base chez Morgan Stanley, à New York. En plein boom des ressources, la planète s'est mise à s'interroger sur son avenir : comment allait-on nourrir tout ce monde dans 20 ans ? Les États et les investisseurs se sont jetés sur les terres agricoles. Des millions d'hectares ont changé de main. Les prix ont explosé. Seule l'Afrique est demeurée relativement abordable. Comme Éthiopienne, ce mouvement m'a interpellée. L'idée d'investir dans le secteur agricole africain a germé. De 2008 à 2012, j'ai multiplié les allers-retours pour rencontrer des agriculteurs africains et comprendre leurs enjeux. Et j'ai complètement reconsidéré mon idée d'entreprise...
D.B. - Vous avez conclu que ce n'est pas votre argent dont le secteur agricole africain a le plus besoin...
S.M. - Les agriculteurs africains manquent cruellement de financement, certes. À peine 1 % des prêts consentis aux entreprises africaines vont au secteur agricole, tandis que celui-ci rapporte de 35 % à 40 % du PIB du continent. Mais rien ne changera tant que les banques et les investisseurs ne disposeront pas d'informations fiables sur ce secteur. J'ai moi-même fait face à cette réalité. Lorsque je songeais à investir, personne ne pouvait répondre à des questions aussi fondamentales que le rendement par hectare ou la productivité saisonnière d'un grain par rapport à un autre.
D.B. - En quoi la création d'une mégabanque de données sur leur secteur augmentera-t-elle le crédit accordé aux agriculteurs africains ?
S.M. - Les banques ne veulent qu'une chose : se faire rembourser. Elles doivent être convaincues que l'agriculteur fera des récoltes et qu'il en tirera un prix suffisant pour remplir ses obligations financières. Contrairement à leurs homologues occidentaux, les agriculteurs africains ne reçoivent aucune subvention pour compenser les mauvaises années. Et ils n'ont pas d'assurance récolte. Les banquiers le savent. Alors ils ne prêtent pas ou ils réclament des taux prohibitifs. Les données générées par Gro Ventures augmentent le niveau de confiance des prêteurs et des investisseurs en réduisant l'incertitude.
D.B. - Où avez-vous trouvé vos données ? Sur le terrain ?
S.M. - Vous rigolez ! Gro Ventures embrasse large - nous couvrons toute l'Afrique -, mais nous ne comptons que huit employés à temps plein. Impossible de faire la tournée des fermes. Notre banque, nous la créons derrière notre ordinateur. Il existe une foule de données éparpillées un peu partout, non interprétées et non standardisées. Nous donnons un sens à ces données.
D.B. - De quelle information s'agit-il ?
S.M. - De tout ce qui importe pour prendre des décisions éclairées : les cycles de production pour chaque type de récolte, l'historique des prix, le type de terre par région, la productivité de chaque type de semence, etc.
D.B. - Ces données serviront aux banques. Mais vous les destinez d'abord aux gouvernements.
S.M. - Si l'on veut arriver à bâtir un écosystème agricole africain, il faut s'y prendre dans le bon ordre. On met d'abord nos données dans les mains des gouvernements afin qu'ils puissent concevoir des politiques cohérentes qui encourageront l'investissement là où il rapporte. Ces politiques donneront confiance aux investisseurs. Et lorsque plus d'argent sera accessible, nous pourrons rendre nos données accessibles aux agriculteurs, sur des plateformes mobiles. Ils pourront même générer leurs propres données. Ça, c'est la prochaine étape.
D.B. - L'Afrique peut bien développer son secteur agricole. C'est plutôt son secteur manufacturier et les infrastructures qui retiennent l'attention en ce moment...
S.M. - Les gratte-ciel sont plus sexy que les récoltes, je vous l'accorde. Mais la planète a besoin de se nourrir. L'Afrique s'étend sur un territoire de 30,2 millions de kilomètres carrés (km2). Des terres largement sous-exploitées. Leur production représente au mieux 20 % de leur capacité, au pire 10 %, selon la semence considérée. On en revient au manque d'investissement causé par l'insuffisance de données.
D.B. - Malgré ses 30 millions de km2 de terres, l'Afrique exporte très peu de denrées alimentaires. Pourquoi ?
S.M. - Notre productivité est très mauvaise et la demande intérieure, plus élevée que l'offre. Tout ce que nous arrivons à exporter, c'est du café, du thé et du chocolat. Le reste est consommé par des Africains. Imaginez ce que nous pourrons faire pour le reste du monde lorsque nous aurons un véritable écosystème agricole. Notre offre explosera !
D.B. - L'énergie que vous déployez pour votre continent pourra-t-elle contrer l'image de risque et d'instabilité qu'il projette ?
S.M. - La perception que plusieurs entretiennent à propos du continent africain est teintée par l'histoire plutôt que par ce qui se produit aujourd'hui. Il serait temps de l'arrimer un peu mieux à la réalité. Au cours de la dernière décennie, l'Afrique a affiché le rendement de l'investissement le plus élevé de la planète.
D.B. - L'âge médian est de 19,5 ans en Afrique, de 39 ans en Chine et de 46 ans en Allemagne. Vous avez l'avantage.
S.M. - Ce n'est pas si simple. Une population est une richesse dans la mesure où l'on sait quoi en faire. La démographie devient un avantage si on arrive à la monétiser.
D.B. - Quel pays serait le plus accessible pour un entrepreneur qui vise l'Afrique pour la première fois ?
S.M. - Je ne conseille pas de penser selon le pays. Prenez plutôt en considération le secteur. Les États se spécialisent. Si vous oeuvrez en techno, visez le Kenya. Pour le secteur manufacturier, tournez-vous plutôt vers l'Éthiopie. Si vous visez les biens de consommation, peu importe le pays que vous choisirez, vous ferez de l'argent !
D.B. - Pourquoi les investisseurs chinois ont-ils été les premiers à croire à l'Afrique ?
S.M. - Probablement parce qu'ils comprennent et maîtrisent le risque mieux que les autres investisseurs internationaux. Ça n'a rien de surprenant, car l'Afrique ressemble à la Chine d'il y a 10 ou 15 ans. Nous en affichons d'ailleurs les taux de croissance.
D.B. - Qu'est-ce qui contribuerait le plus à changer la perception de l'Afrique ?
S.M. - Que davantage d'expatriés reviennent au pays pour démarrer des entreprises afin que leur histoire attire l'attention.
D.B. - Il faudrait plus d'entrepreneurs comme vous...
S.M. - Je rêve en grand. J'ai lancé mon entreprise dans les 54 pays africains en même temps !