La publication en mars du livre Lean In (En avant toutes), de Sheryl Sandberg, directrice générale de Facebook, a créé une onde de choc sur la planète. Plus qu'un ouvrage, Lean In est un mouvement qui incite les femmes à foncer, professionnellement et personnellement. Plus de 200 groupes de soutien et de discussion Lean In ont été créés dans la foulée du livre. Allison Ye, 27 ans, a cofondé Lean In Beijing.
Diane Bérard - Que faites-vous dans la vie ?
Alllison YE - Je travaille pour la banque d'État ICBC. Je suis responsable de la création de contenu interne pour le service de crédit.
D.B. - Quand avez-vous entendu parler du concept Lean In pour la première fois ?
A.Y. - En mars 2013, en regardant la conférence TED de Sheryl Sandberg.
D.B. - Qu'est-ce qui vous a frappé ?
A.Y. - Mme Sandberg parlait des barrières que les femmes s'imposent elles-mêmes. On s'attarde toujours aux limites qu'on nous impose, rarement à celles que nous nous créons. Si les femmes portent la moitié de la responsabilité de leur surplace professionnel et personnel, cela nous donne aussi la moitié du pouvoir de changer les choses.
D.B. - Sheryl Sandberg est féministe, son livre aussi. La Chine n'a pas connu de révolution féministe. Comment Lean In peut-il résonner chez les Chinoises ?
A.Y. - La question est intéressante. J'ai une copine trentenaire qui gère le bureau de Shanghai d'une grande société immobilière. Malgré le succès qu'elle connaît, elle estime que la Chine n'est pas prête pour un mouvement féministe tel que Lean In. Ni les femmes ni les hommes. Elle voit sa progression professionnelle comme une exception et estime que les Chinoises ne visent pas vraiment l'émancipation. Je ne suis pas d'accord. Mes copines sont des femmes proactives qui affichent une attitude positive. Elles n'attendent pas une révolution féministe officielle pour appliquer les principes de Lean In. Nous n'avons peut-être pas besoin de passer par les mêmes étapes que les Occidentales pour parvenir au même résultat.
D.B. - Lean In s'adresse aux femmes qui ont déjà amorcé leur ascension professionnelle. Y a-t-il suffisamment de Chinoises dans cette situation ?
A.Y. - C'est là une interprétation nord-américaine du message de Sheryl Sandberg. Je n'ai pas vu en Lean In une incitation à devenir v.-p. ou pdg. Pour moi, Lean In encourage les femmes à partir à la recherche d'elles-mêmes. À trouver leur définition du succès et du bonheur.
D.B. - Existe-t-il une Sheryl Sandberg chinoise ?
A.Y. - Sheryl Sandberg est unique. Mais Zhang Xin, la reine de l'immobilier qui a fondé Soho China, affiche certains de ses traits. C'est d'ailleurs une amie de Mme Sandberg.
D.B. - Quel est, à votre avis, la contribution principale de Lean In à la situation des femmes chinoises ?
A.Y. - J'ignore ce que chaque lectrice chinoise en tirera. Mais je souhaite que mes compatriotes découvrent de nouveaux chemins vers le bonheur, qu'elles élargissent leur définition de la réalisation de soi. Une famille et des enfants peuvent ne pas combler toutes les aspirations ou ne pas convenir à toutes. Nous n'aurons peut-être pas de révolution féministe. Mais cela ne nous empêchera pas d'adopter les idées qui y sont reliées. Je crois que Lean In va y contribuer.
D.B. - Parlez-vous du concept de plafond de verre avec vos copines ?
A.Y. - Nous sommes encore trop jeunes pour l'avoir frappé. Une autre réalité, très chinoise, nous concerne davantage. Celle des «femmes laissées pour compte» [leftover women]. En Chine, si vous avez plus de 25 ans et que vous n'êtes pas mariée, personne ne veut de vous. On vous considère comme un «reste». Je suis la seule femme de mon service de plus de 25 ans qui n'est pas mariée.
D.B. - Vous avez démarré un cercle Lean In à Beijing. De quoi s'agit-il ?
A.Y. - Il s'agit d'un groupe de 8 à 12 femmes qui se réunissent régulièrement pour échanger et progresser ensemble. L'organisation Lean In, créée par Sheryl Sandberg à la suite de la publication de son livre, offre du soutien au démarrage de ces groupes. Mais notre cercle dépasse la mission d'origine. Nous visons un effet multiplicateur au-delà de notre groupe. Lean in Beijing a lancé un site, et nous soutenons la création d'autres cercles en plus de tenir des événements et de rencontrer des étudiants universitaires.
D.B. - Existe-t-il un mode d'emploi officiel pour le fonctionnement d'un cercle Lean In ?
A.Y. - Le groupe doit demeurer petit pour permettre la complicité. Nous nous rencontrons une fois par mois. Les rencontres alternent entre la formule exploratoire et la formule pédagogique. En mode exploratoire, nous échangeons sur nos défis professionnels et personnels. Le mois suivant, nous nous concentrons sur l'apprentissage, en regardant une vidéo ensemble, par exemple. Chaque session est animée par une modératrice. L'agenda est déterminé à l'avance pour éviter les pertes de temps.
D.B. - Donnez-nous un exemple concret de ce que Lean In Beijing vous a apporté.
A.Y. - Le mois dernier, nous avons regardé une vidéo portant sur la négociation, produite par un professeur de l'université Stanford. Nous y avons appris que celle-ci n'a rien à voir avec l'affrontement. Il n'est pas question de deux personnes se battant pour se soutirer mutuellement le maximum. Il s'agit plutôt de viser un règlement gagnant-gagnant. Après le visionnement, nous avons pratiqué ces concepts en groupe de deux. Un mois plus tard, j'ai eu l'occasion de les mettre en pratique au travail. Je voulais deux semaines de vacances pour donner un coup de main à mes parents avec un projet de rénovation. En principe, tout employé non marié dont la famille réside à l'extérieur de Beijing a droit à 21 jours de congé pour des raisons familiales. Mais personne ne les demande, par crainte d'avoir l'air paresseux. Je me suis souvenue des principes de la négociation gagnant-gagnant. Je me suis mise dans les souliers de ma patronne. Il fallait qu'elle puisse m'accorder ce congé sans qu'elle semble me faire un passe-droit. Je lui ai proposé de faire du télétravail pendant mon congé. Ça lui a plu.
D.B. - Lean In s'adresse aux femmes. Quel rôle voyez-vous pour les hommes dans ce mouvement ?
A.Y. - Les hommes composent la moitié de la population, alors nous n'améliorerons pas le sort des femmes sans leur collaboration. D'ici deux ans, Lean In Beijing compte inclure les hommes dans le dialogue. Nous ne pouvions pas le faire au lancement. Il fallait d'abord créer un espace de confiance entre nous.