Louis Gagnon a vécu plusieurs vies. D'abord, entrepreneur social en Afrique. Puis entrepreneur au Canada. Puis vice-président chez Monster au Canada. Depuis la fin des années 1980, il vit aux États-Unis. Aujourd'hui, il est responsable du développement de produits et du marketing chez Audible, une société propriété d'Amazon qui commercialise plus de 150 000 livres numériques audio. Je l'ai rencontré à Montréal, lors du rendez-vous CMO Les Affaires.Diane Bérard - Vous avez commencé votre carrière en vendant des condoms, puis des cartes de crédit. Quel est le lien ?
Louis Gagnon - Dans les deux cas, il s'agit du même modèle commercial : le marketing social ou le pouvoir économique du bouche à oreille. Nous vendions nos condoms en Afrique et en Asie dans le cadre de programmes de lutte contre le SIDA. Nous ne pouvions pas compter sur le marketing de masse. Personne ne voit que vous portez un condom. Mais nous pouvions convaincre nos clients d'en parler autour d'eux en échange d'un rabais sur leurs prochains achats. Un ingénieur indien a si bien fait que son bouche à oreille a rejoint 3 600 personnes de façon indirecte. Nous lui avons remis un chèque équivalant à un mois de salaire. J'ai appliqué le même concept lorsque j'ai lancé huge.com. Cette fois, au lieu d'appliquer le modèle de marketing social à des condoms, je l'ai appliqué à des cartes de crédit. Pour chaque client recommandé, vous receviez une ristourne sur vos achats, à vie.
D. B. - Qu'est-ce qui vous motive à choisir un projet plutôt qu'un autre ?
l. G. - Je me lève tous les matins animé du même désir : changer le monde. Entre autres, le monde du marketing. Je ne vois pas pourquoi il faut compter sur les médias pour vendre nos produits. Je préfère donner mon budget marketing à mes clients qui font du bouche à oreille qu'à des médias. Pour ce qui est d'Audible, c'est une société d'Amazon. Par essence, Amazon change le monde.
D. B. - Que fait Audible ?
L. G. - Audible a inventé le lecteur MP3. Elle a aussi développé le concept de livre audio lu par des acteurs. Par exemple, Kate Winslet lit Émile Zola, Anette Beining, Virginia Wolfe, et Colin Firth, Graham Greene. Amazon a acheté Audible en 2008.
D. B. - Amazon fait trembler bien des entreprises. On ne sait jamais où elle frappera...
L. G. - Amazon n'est pas l'électron libre que vous imaginez. Elle ne lance pas des ballons au hasard. Ils sont tous planifiés. Amazon veut profiter de synergies. Quand elle investit dans Kindle, ce n'est pas pour vendre des tablettes, mais pour s'intégrer davantage au marché de la lecture. Amazon veut être la destination de ceux qui ont envie de lire. C'est pour cette raison qu'elle a acheté Audible, qui ajoute une expérience et un nouveau format de lecture à l'offre d'Amazon.
D. B. - Et quelle est la logique du lancement d'Amazon Fresh ?
L. G. - Elle est double. D'abord, c'est pour mieux servir les membres Amazon Prime. Pour 99 $ US par an, ces membres premium bénéficient de la livraison gratuite. Ajouter l'épicerie augmente la valeur de leur abonnement. Ensuite, l'épicerie permet à Amazon de se rapprocher de sa vision ultime : combler au mieux tous les besoins quotidiens de ses clients. Donc, plusieurs entreprises courent le risque de se réveiller avec Amazon comme concurrent.
D. B. - Qu'est-ce que le programme «On lève la barre» (bar raiser) d'Amazon ?
L. G. - Amazon a établi 20 principes de leadership. Par exemple, nous voulons que nos employés sachent tenir compte des détails dans toutes leurs décisions. Les membres du programme «On lève la barre» s'assurent que ce principe et les 19 autres sont respectés. On trouve des «leveurs de barre» dans toutes les équipes. Ils ont aussi pour mission de faire reculer les limites du possible, de hausser le niveau du jeu partout où ils passent. Par exemple, un «leveur de barre» pour les produits s'assoira avec les équipes technos et vice versa. Et ce, dans tous les services.
D. B. - Vous avez participé au lancement de quelques entreprises technos. Vous mettez les entrepreneurs en garde contre la culture du prototypage rapide et la méthode agile. Pourquoi ?
L. G. - Quel que soit le produit que vous lancez, vous devez avoir réalisé un progrès majeur pour résoudre le problème du consommateur. Lorsque vous lancez votre produit trop rapidement, que celui-ci se situe au-dessous du minimum viable attendu du client, vous n'apprenez rien. Vous aurez perdu votre temps et votre argent. Sans parler de votre image. La culture du prototypage rapide a baissé la barre pour de nombreux lancements de produits.
D. B. - Selon vous, lancer une startup est un marathon, pas un sprint. N'est-ce pas contraire à l'image que projettent les accélérateurs d'entreprises ?
L. G. - On se lance généralement en affaires pour régler un problème important. Or, régler un problème est toujours plus compliqué et plus long que ce qu'on avait prévu. C'est peut-être un peu différent dans l'univers du logiciel et des applications. On a réussi à en réduire le temps de développement et le coût. Toutefois, cela ne signifie pas qu'on règle les problèmes des utilisateurs plus rapidement. Peut-être que pour ce type d'entreprises, on peut parler de demi-marathon au lieu de marathon. Mais certainement pas de sprint.
D. B. - Vous avez récemment rappelé à un groupe d'entrepreneurs que «les fondateurs ne sont jamais égaux». C'est un constat délicat...
L. G. - Vous avez raison. Il faut beaucoup de maturité pour admettre que nous ne sommes pas toujours aussi utiles à l'entreprise que notre associé. C'est une question d'habiletés et de cycle de développement de l'entreprise. Parfois nous sommes à l'avant-scène, parfois c'est notre associé. Il est essentiel de comprendre et d'accepter cette dynamique. Je l'ai vécu. Au moment de la vente d'une de mes sociétés, l'acheteur m'a fait comprendre qu'il souhaitait que je me présente seul devant son CA. Il estimait que mon expertise de gestionnaire était plus pertinente pour faciliter la transaction. Mon associé a certainement trouvé cette demande difficile. Mais je suis conscient du fait que si la présentation s'était déroulée devant le chef de la technologie au lieu du CA, mon associé aurait été à l'avant-scène à ma place.
D. B. - Qu'avez-vous appris de votre relation avec les capital-risqueurs ?
L. G. - En tant qu'entrepreneur, il faut bien évaluer votre rôle dans le portefeuille du capital-risqueur. Il investit probablement dans des dizaines de sociétés. Quel sera le poids de votre entreprise dans le fonds ? Le capital-risqueur répartit son temps en fonction du potentiel de réussite de chacun de ses investissements. Prenez le temps d'évaluer la composition du portefeuille d'un investisseur avant de vous engager avec lui. Contre qui serez-vous en concurrence pour son attention ? Donnez-vous aussi la peine de comprendre la stratégie du fonds. Pourquoi estime-t-il que votre entreprise est un bon investissement ? Plus vous posez de questions, plus vous gagnez en crédibilité. Et surtout, ayez un plan B et C. Et faites-le sentir à votre investisseur.
D. B. - Sur quel projet planchez-vous pour les prochains mois ?
L. G. - Nous lançons un livre sur Kindle qui permettra aux Japonais d'apprendre l'anglais. Grâce à ce produit, nous abordons un nouveau marché, celui de l'éducation. Ce concept pourra être déployé dans plusieurs pays et dans plusieurs langues. Ce projet me ramène à mon désir de changer le monde. Maîtriser une nouvelle langue est un ascenseur social. Cela vous permet d'améliorer votre sort.