Rita McGrath enseigne la stratégie à la Columbia Business School, à New York. Le magazine Fast Company la classe parmi les 25 femmes les plus intelligentes à suivre sur Twitter. Son livre, The End of Competitive Advantage, a été nommé livre d'affaires de l'année de 2013 par le site strategy+business, de PwC Strategy. J'ai rencontré la professeure McGrath au World Business Forum, l'automne dernier.
Diane Bérard - Pourquoi est-il autodestructeur de viser un avantage concurrentiel durable ?
Rita McGrath - Les cycles de vente sont devenus très courts. Nous ne sommes plus à l'époque de la concurrence locale et des produits américains classiques dont on augmentait les ventes chaque année sans rien ajuster. Aujourd'hui, si toute votre stratégie est conçue pour préserver l'ordre établi - vos résultats et votre position -, le moindre changement de votre environnement ou de vos concurrents vous prendra au dépourvu.
D.B. - Quelles erreurs commet-on pour défendre son avantage concurrentiel ?
R.McG. - La plus fréquente consiste à investir dans un marché qui s'érode en pensant que plus d'argent corrigera la situation. BlackBerry est un excellent exemple. Imaginez où elle en serait aujourd'hui si elle avait consacré à la téléphonie d'entreprise la moitié de l'argent qu'elle s'est entêtée à engloutir dans les téléphones grand public. BlackBerry a perdu beaucoup de temps à souhaiter que l'ancien monde revienne. L'obsession de l'avantage concurrentiel durable crée aussi des silos et de la petite politique. Chaque département protège son territoire et se replie. On garde ses ressources et ses gens pour soi. Les actifs sont captifs et sous-utilisés. Ultimement, ces silos et ces replis ont le pouvoir de détruire une entreprise.
D.B. - À quoi bon développer un avantage concurrentiel s'il ne dure pas ?
R.MCG. - On peut tirer beaucoup de revenus d'un avantage concurrentiel temporaire. Considérez les avantages concurrentiels comme les innovations ; il faut alimenter un pipeline. Vous tirez profit d'un premier avantage pendant 18 mois. Puis, il est remplacé par une autre source de revenus et ainsi de suite.
D.B. - Exploiter une série d'avantages concurrentiels temporaires exige pas mal plus de travail qu'exploiter un avantage concurrentiel durable...
R.MCG. - Pas si vous avez les bonnes équipes en place. Les avantages concurrentiels temporaires exigent d'innover et de désinvestir plus souvent. Ils requièrent donc plus d'employés créatifs, pour la phase d'innovation. Et davantage d'employés rationnels et objectifs, pour gérer la phase de désinvestissement et de redéploiement des ressources. Il serait souhaitable que ces employés aient aussi un sens politique, pour faire comprendre à tous le pourquoi du désinvestissement. Pour la phase d'exploitation, vous faites appel aux équipes déjà en place.
D.B. - Pourquoi certaines entreprises réussissent-elles à exploiter des avantages concurrentiels temporaires et d'autres pas ?
R.MCG. - Je crois que c'est une question de leadership. Les leaders de ces entreprises travaillent vraiment ensemble. Ils partagent une vision commune de la direction que l'entreprise devrait emprunter. Et ils sont candides et honnêtes les uns avec les autres. Ils ne se racontent pas d'histoires. Et refusent qu'on leur en raconte. Mieux encore, ils ne punissent pas les employés qui leur disent la vérité. C'est pourquoi ces leaders savent quand le moment est venu de désinvestir dans un produit ou un service.
D.B. - Pouvez-vous nous donner un exemple de société qui y arrive ?
R.McG. - Atmost Energy, une société de distribution d'énergie du Texas, y parvient très bien. La direction vous dira : « Nous ne sommes pas une famille, mais nous sommes une équipe ». Une famille pardonne aux brebis égarées, à ceux qui ne réussissent pas aussi bien que les autres. Dans une équipe, chacun collabore et ne compte pas sur le groupe pour le faire à sa place. Vous ne choisissez pas les membres de votre famille, mais vous devriez choisir ceux de votre équipe. Atmost s'est montrée rigoureuse dans son recrutement. Elle a exprimé ses attentes clairement. Ainsi, la quête perpétuelle de nouvelles occasions d'affaires fait partie de la culture de l'entreprise.
D.B. - Si aucun avantage concurrentiel ne dure, est-il encore utile d'élaborer une stratégie ?
R.McG. - Oui. Il faut donner une direction à votre entreprise. Et développer une vision. Quels clients servirez-vous ? Quels produits leur offrirez-vous ? En quoi ces produits se distinguent-ils de ce qui est déjà proposé ? Mais vous devez revoir l'horizon de votre planification. Plus besoin d'un énorme cartable pour entreposer votre plan quinquennal. Votre stratégie de 18 à 24 mois devrait tenir sur quelques pages.
D.B. - La façon dont on élabore une stratégie d'affaires a changé. Expliquez-nous.
R.MCG. - Avant, on procédait de façon analytique. On s'inspirait des tendances et des prévisions élaborées à partir du passé. Aujourd'hui, la stratégie est considérée comme un art. On cherche les signaux, on tente de décoder l'avenir et de sentir ce qui s'en vient. Puis on élabore différents scénarios. Je ne rejette pas l'analyse en bloc. Mais comme le passé est de moins en moins garant de l'avenir, il faut éviter d'élaborer une stratégie d'affaires en regardant en arrière.
D.B. - À force de parler de changement, on en vient à se demander si la stabilité existe encore...
R.McG. - Il faut faire la distinction entre le portefeuille d'activités et la mission de l'entreprise. Les activités ne sont pas l'entreprise. L'entreprise repose sur des valeurs, une vision, une mission, des objectifs, etc. Ça, ça ne change pas. Ce qui varie, c'est l'allocation des ressources, les activités de marketing, la recherche et l'innovation, les mandats des employés, etc. Le défi tient à cet équilibre entre la stabilité des valeurs et de mission et l'instabilité des activités. La stabilité des valeurs permet de comprendre et de tolérer l'instabilité des activités.
D.B. - Vous dites que pour réussir une entreprise doit isoler l'allocation des ressources du centre de décision. N'est-ce pas le rôle des patrons d'allouer les ressources ?
R.McG. - C'est une question de culture. Préférez-vous une organisation où l'on valorise les individus en fonction de la taille des ressources qu'ils gèrent ou en fonction de l'intelligence avec laquelle ils gèrent les ressources qu'on leur confie ? La société indienne Infosys a établi des mesures de performance bien précises pour ses gestionnaires. Les budgets sont revus tous les trimestres. Chaque fois, chaque gestionnaire doit appeler le directeur de la planification pour lui communiquer ses besoins. Et lui dire, si nécessaire : « Selon mes prévisions, je dispose de plus de ressources que ce dont j'aurai besoin le trimestre prochain. Vous pouvez redéployer l'excécent ailleurs ». Si le gestionnaire ne le fait pas et que ses revenus trimestriels ne justifient pas ses ressources, tous les employés du service seront privés de leur boni.
D.B. - Qu'est-ce que le sain désengagement ?
R.McG. - C'est un processus grâce auquel on parvient, sans souffrance et avec un minimum d'émotions, à cesser des activités qui ne font plus partie de l'avenir de l'entreprise. GE, par exemple, vient de vendre sa division d'électroménagers à Electrolux. Pour GE, qui a pris le virage haute technologie, ce secteur ne lui apportait aucun avantage. Pour Electrolux, c'est un atout de plus à sa stratégie.