Le géant allemand BASF compte 114 000 employés. C'est un holding industriel diversifié, fabriquant notamment des produits chimiques et plastiques, présent dans presque tous les secteurs et tous les pays. Son exposition aux risques environnementaux l'incite à investir de ce côté. J'ai rencontré Dirk Voeste au Palladium Positive Summit 2017, à Londres.
L'entrevue n° 335
Diane Bérard - Quelle est votre définition du développement durable ?
Dirk Voeste - C'est le succès d'affaires à long terme. C'est le jeu d'équilibre entre les investissements à court terme et les retombées à long terme. Cela suppose de comprendre et d'accepter que chaque choix a un coût. Vous ne pouvez pas tout avoir en même temps ; le succès d'affaires à long terme exige que vous sacrifiiez quelque chose. Prenez l'emplacement d'une usine. Si vous la construisez à proximité du consommateur, il faut transporter la matière première. Si vous la construisez à proximité de la matière première, il faut livrer les produits finis au client. Pour servir le long terme, la décision doit être prise en fonction de critères économiques, sociaux et environnementaux.
D.B. - Il y aura toujours des choix à faire, dites-vous.
D.V. - Vous ne pourrez jamais contenter tout le monde. Ce qui importe, c'est d'être très clair sur les raisons de vos choix. Pour pouvoir expliquer vos décisions, il faut les aligner sur votre raison d'être. Chaque organisation a la sienne. Elle apporte une contribution particulière à la société. Qu'est-ce que votre produit ou votre service apporte à la société ?
D.B. - Pour évaluer sa contribution à la société, BASF s'est inspirée, entre autres, des 18 buts de développement durable des Nations unies. Expliquez-nous.
D.V. - Il est plus facile d'amorcer cet exercice avec un canevas. Les 18 buts de développement durable de l'ONU sont très exhaustifs. Nous avons donc analysé notre portefeuille de produits en fonction de leur contribution positive ou négative, directe ou indirecte, à l'atteinte de ces buts. Toute entreprise a trois types d'impacts sociétaux : par ses activités, par sa chaîne d'approvisionnement, par ses clients. Nous avons couvert les trois.
D.B. - BASF a évalué les quelque 60 000 produits de son portefeuille. Parlez-nous de ce processus.
D.V. - Nous avons travaillé en ateliers. Les employés se sont penchés en équipe sur les produits dont ils étaient responsables. Le processus était très structuré. Pour chaque produit, il fallait répondre à des questions précises. Le produit est-il profitable sur chacun des marchés où il est vendu ? Où se situe-t-il par rapport aux standards du marché ? Quels enjeux chaque produit soulève-t-il pour les clients et pour la société ? Il peut s'agir, par exemple, de l'utilisation de l'eau, des émissions de gaz à effet de serre, de la consommation d'énergie, etc. Nous étudions trois types d'enjeux. D'abord, les enjeux économiques : notre produit permet-il à nos clients de réduire leurs coûts ? Ensuite, les enjeux environnementaux : notre produit respecte-t-il les standards ? Offre-t-il une solution pérenne pour l'environnement ? Enfin, les enjeux sociétaux : notre produit contribue-t-il, entre autres, à améliorer la sécurité de la production chez nos clients ou la santé des consommateurs ?
D.B. - Ce processus a permis de classer vos 60 000 produits en quatre grandes catégories. Quelles sont-elles ?
D.V. - Les accélérateurs, les performants, les évolutifs [transitioners] et les défis [challenged]. Les produits des deux premières catégories remplissent complètement les attentes de développement durable de BASF et du marché. Dans le cas des accélérateurs (27,3 %), ils dépassent nos attentes et celles de l'écosystème, et ils contribuent de façon significative à notre chaîne de valeur. Les performants (70 %), quant à eux, comblent les standards de développement durable du marché et de notre industrie. Dans le cas des deux autres catégories, il y a place pour l'amélioration. Les produits évolutifs (2,5 %) sont conformes à la réglementation, mais ils se trouvent sous les standards. Nous cherchons activement des solutions. Ceux qui appartiennent au groupe des défis (0,5 %) sont assortis d'un sentiment d'urgence. Un plan d'action est en développement. Notre but consiste à faire migrer chaque produit, sauf les accélérateurs, vers la catégorie supérieure.
D.B. - Cet exercice a mené à l'élimination de certains produits...
D.V. - BASF produit notamment des solutions d'emballage. Nous avons classé celles qui contiennent des substances polyfluorocarbonées dans la catégorie des défis. On trouve des traces de ces substances dans le sang humain et dans la nature. Un projet de recherche a été lancé. Il a permis la création d'Epotal SP-101D, une substance biodégradable qui entre, par exemple, dans le recouvrement des verres en carton. Nous avons donc remplacé un produit défi par un produit accélérateur.
D.B. - Vous procédez à cet exercice de classement chaque année...
D.V. - En effet. Il a fallu deux ans d'expérimentation pour établir ce processus de classement de nos produits. Désormais, nous en faisons un exercice annuel. Les résultats sont affichés en ligne afin que tous les employés et les gestionnaires aient accès à l'information. De plus, dans un esprit de transparence, le classement est publié dans notre rapport annuel.
D.B. - Ce classement n'a-t-il pas un effet démotivant pour les employés assignés aux produits non performants ?
D.V. - Il est plus agréable de collaborer aux produits qui contribuent au développement durable, c'est certain. Cependant, si vous appartenez à une équipe consacrée à un produit sous-performant, vous avez l'occasion d'innover. Vous savez que votre solution aura un impact direct sur l'organisation en faisant passer le produit de la catégorie des défis à celle des évolutifs et, éventuellement, à celle des performants. Les deux dernières catégories offrent un potentiel de gain pour BASF.
D.B. - Vous représentez votre système de classement comme une roue [sustainable solution steering] que l'on tourne. Expliquez-nous.
D.V. - Ce classement n'est pas statique. BASF agit pour faire passer les produits d'une catégorie à une autre. Et l'environnement externe, la réglementation ou les demandes des clients, par exemple, font aussi glisser les produits d'une catégorie à une autre.
D.B. - Le processus de BASF est rigoureux et exigeant. Peu d'entreprises vont aussi loin...
D.V. - Notre processus exige du temps et des ressources, c'est vrai, mais ce n'est pas le défi le plus important. Un tel processus exige d'abord un état d'esprit. Il faut accepter d'être honnête avec soi-même. Ce n'est pas naturel pour une organisation de dire ouvertement : «Voici où nous sommes moins efficaces.» Toutefois, à mon avis, cette honnêteté donne de la crédibilité à une entreprise. C'est aussi une façon de prendre en main notre destinée plutôt que d'être à la merci des événements. Notre rapport annuel présente à la fois des exemples de produits accélérateurs et de produits défis. Et puis, il faut bien saisir l'utilité de la transparence. Lorsque vous communiquez vos enjeux, ce qui compte, c'est d'amorcer une discussion sur nos pistes de solution.
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