Louis Têtu a dû applaudir. En annonçant une série de mesures pour protéger les sièges sociaux et encourager le transfert d'entreprises familiales, le premier ministre Philippe Couillard a évoqué une «économie de dirigeants». C'est ce que Louis Têtu prône lui-même depuis un bon moment. Retenez son nom. Si vous ne l'avez pas déjà entendu, vous allez l'entendre de plus en plus au cours des prochaines années.
Il multiplie les succès, il s'engage dans la communauté et il prône une forme de «nationalisme économique». C'est une expression qu'il martèle chaque fois qu'il le peut en signalant l'urgence pour le Québec de se transformer en une «économie de propriétaires». À ses yeux, il ne faut plus nous contenter de gérer des succursales d'entreprises étrangères, même si elles créent pour un temps de la richesse et des emplois, selon des décisions prises ailleurs et d'en haut.
La preuve : à 52 ans, il développe à répétition des entreprises qui font valoir leurs mérites hors des frontières. Et il est de nouveau en action alors que la plus récente entreprise qu'il dirige aujourd'hui, Coveo, se fait valoir aux quatre coins de la planète à partir de Québec. En fait, Coveo est en train de s'imposer dans le nouveau marché de la gestion des innombrables données au sein d'une entreprise, pour lui permettre ensuite de faire les meilleurs choix. Une sorte de Google interne, en somme, avec comme slogan : «La meilleure information. Partout. En tout temps.»
«Un entrepreneur hallucinant, qui fonce», disait de lui, lors d'une conférence récente à Tremblant, Alexandre Taillefer, associé principal de XPND Capital, qui pilote lui-même plusieurs entreprises florissantes.
Venu d'un homme qu'on admire comme entrepreneur en série et qui travaille à réinventer des entreprises traditionnelles, comme les médias ou le transport, ce n'est pas un petit compliment.
On chercherait dans le milieu d'affaires, ou dans la communauté tout court, des gens qui en veulent à Louis Têtu, on aurait du mal à en trouver. Oui, il a sûrement dû marcher sur quelques pieds pour avancer au rythme où il va. Par exemple, certains ont froncé les sourcils quand il a cédé Berclain à Baan, ou, plus tard, Taleo à Oracle. Dans ce dernier cas, il était difficile de résister à l'offre de la géante californienne du logiciel, qui proposait 1,9 milliard de dollars pour s'emparer d'un fleuron, et un vrai, de la technologie québécoise. Cependant, Louis Têtu n'était pas seul à bord. Il avait dû trouver des investisseurs au tournant des années 2000 pour financer l'expansion de Taleo, qui passera finalement entre les mains des Américains.
«Taleo a été vendue à l'apogée de sa valeur, dit Louis Têtu. L'entreprise comptait 300 employés à Québec, et elle en compte encore 300. Nous en avons récolté 600 M$ en gain de capital, sur lesquels nous avons payé tous les impôts qui en découlaient à partir de gains venus des États-Unis. De l'argent neuf. Et pour financer toutes nos institutions, il en faudrait toujours plus.»
Un nom prédestiné
Louis Têtu n'aurait pas mieux choisi son nom de famille s'il avait pu imaginer à l'avance la suite des choses. Il est vraiment tenace.
«Une vraie tache de graisse qui ne part pas !» L'expression est d'un autre maître entrepreneur québécois, Charles Sirois, président du conseil de Telesystem, qui a eu affaire à Louis Têtu dès ses débuts comme entrepreneur il y a une trentaine d'années. Ils font depuis route ensemble, et M. Sirois s'en félicite encore, même si au départ, il trouvait M. Têtu plutôt collant...
«Au milieu des années 1980, dit-il, j'étais à Québec, où je dirigeais National Pagette. Nos affaires allaient plutôt bien. Arrive chez nous un dénommé Têtu, que je ne connaissais pas. Il est revenu quatre fois me voir, toujours pour me demander de contribuer au financement de son entreprise. Une vraie tache !»
De guerre lasse, Charles Sirois avance 30 000 $ à ce jeune ingénieur entêté, qui va miser sur le nom de son financier et en convaincre d'autres de participer au lancement d'une nouvelle PME, Berclain.
«Je l'avais quasiment oublié, rappelle M. Sirois, quand il est revenu frapper à notre porte 18 mois plus tard pour me dire qu'il lançait une nouvelle ronde de financement. Il m'impressionnait par sa ténacité. Je lui ai prêté 50 000 $. Et il est revenu encore 18 mois plus tard, mais pas pour m'en redemander : il m'a remis un chèque de quelques millions de dollars, ma part de ce qu'il avait récolté avec Berclain. Wow !»
À partir de ce moment, Charles Sirois n'a jamais hésité à s'associer avec Louis Têtu dans ses multiples aventures, et il s'en est toujours félicité. «Louis comprend mieux que quiconque comment créer de la valeur, en particulier dans le milieu des technologies, où naissent plein de belles idées qui n'arrivent pas si souvent à éclore... C'est sa grande force ; il sait repérer les nouveaux besoins et il arrive à se positionner. De tous les investisseurs que j'ai soutenus, et il y en a eu beaucoup, c'est celui qui a battu tous les records quant au rendement que j'en ai retiré !»
Sur la carte professionnelle de Louis Têtu, on peut lire : «Père de famille, skieur, pilote, grand amateur de vins». Et comme définition de son poste à Coveo ? Rien. Il faut déduire qu'il en est le chef de la direction. C'est tout son genre. Dans les faits, il aurait pu ajouter «Entrepreneur en série».
Né à Québec, il va décrocher très tôt, à 20 ans, son diplôme d'ingénieur à l'Université Laval. C'est sûrement l'un des plus jeunes à avoir réussi pareil exploit au pays... Cependant, travailler pour les autres ne l'enchante pas. Après avoir occupé quelques emplois, il décide de se lancer en affaires et crée Berclain, qui propose des solutions logicielles aux entreprises manufacturières pour les aider à devenir plus productives.
Le message passe bien, et les clients se multiplient aux États-Unis, en Europe et en Asie. Assez pour qu'une entreprise néerlandaise, Baan, propose de l'acheter en 1996.
Louis Têtu va alors assumer la direction mondiale du groupe, mais il n'est pas du genre à se rapporter continuellement à des patrons. Il part en 1998 et se lance ensuite dans un autre chantier, cette entreprise qui va asseoir sa réputation et lui procurer le coussin financier qui lui servira plus tard : Taleo, alias Recruitsoft, alias Viasite.
Créée quelques années plus tôt par un autre entrepreneur de la région de Québec, Martin Ouellet, Viasite risque alors de manquer de liquidités malgré sa popularité au Québec comme site de recrutement de talents par Internet. Louis Têtu, lui, dispose des fonds depuis la vente de Berclain.
Rappel : au milieu des années 1990, Louis Têtu saisit une belle occasion. Son flair lui indique que les mégaentreprises ont de la difficulté à faire le ménage dans l'avalanche de CV des gens qui offrent leurs services. Elles sont souvent débordées, mais il leur faut quant même recruter les bonnes personnes.
Avec quelques partenaires, dont Charles Sirois, Louis va donner un nouveau souffle à l'entreprise, maintenant appelée Recruitsoft. Elle loge dans l'ancien édifice du Soleil, à Québec, au coeur du quartier Saint-Roch, lui-même en plein renouveau.
Recruitsoft va rapidement s'imposer bien au-delà des frontières avec sa plateforme qui permet aux grandes corporations d'épargner temps et argent. Ses clients se nomment Hewlett-Packard, Procter & Gamble, BMW, Bombardier Aéronautique, Dow Chemical... 44 % des entreprises qui figurent au palmarès Fortune 500 font affaire avec elle. Recruitsoft change de nom, devient Taleo, s'inscrit au Nasdaq. En pleine ascension, elle est déjà le leader mondial en matière de dotation.
C'est à ce moment précis qu'arrive Oracle avec son offre mirobolante.
Même si les employés de Québec vont continuer à y travailler, le siège social, lui, sera transféré en Californie. Louis Têtu décide de partir et de marquer une pause avant de décider quelle sera sa prochaine aventure. Parce que, même s'il est du genre intense, ce n'est pas un enragé du travail qui ne prend jamais le temps de respirer.
En 2007, par exemple, il s'est retrouvé au Népal pendant deux semaines, au départ pour un projet d'investissement qui s'est transformé en voyage de découverte du pays. C'est son ami, le vulgarisateur scientifique Jean-Marc Carpentier, qui lui avait suggéré de l'accompagner.
«J'avais été appelé à participer, avec une firme québécoise et une ONG népalaise, à la mise en place d'une minicentrale hydroélectrique, dit-il, un ajout important pour ce pays qui manque douloureusement d'électricité. Les gens avaient prévu une grande fête pour son inauguration. J'en ai parlé à Louis. L'histoire le fascinait et il a rapidement décidé de venir. C'est un voyageur enthousiaste, un véritable explorateur.»
Ils ont passé deux semaines au Népal, en trekking, sous la tente, pour repérer d'autres sites potentiels dans l'arrière-pays, se pliant aux coutumes locales. «Il n'est pas austère pour deux sous», souligne Jean-Marc Carpentier, en rappelant qu'il part aussi régulièrement en voyage avec sa famille.
Pilote ? «Il est vraiment passionné d'aviation, il aime la mécanique, il possède son propre hélicoptère qu'il pilote assidûment», dit encore Jean-Marc Carpentier.
Il pilote tout aussi passionnément et assidûment des entreprises, avec un flair qui lui permet de repérer les besoins et de mettre en place des solutions, ce qui résulte en une forte croissance quand il prend les choses en main.
Des partenaires pour Coveo
C'est le cas de Coveo, fondée en 2005, qui a connu une croissance de 82 % de ses revenus en 2016. Par ailleurs, l'entreprise exporte 90 % de ses produits à l'étranger, et son actionnariat est, cette fois, totalement québécois : il compte notamment Telesystem, Tandem (d'Investissement Québec) et le Fonds de solidarité FTQ (en plus, évidemment, de Louis Têtu lui-même).
C'est Serge Michaud qui a dirigé l'intervention du Fonds FTQ dans Coveo comme directeur de portefeuille en technologies de l'information. «Nous avions regardé l'entreprise dès 2006. Nous y avions injecté 2 M$ pour appuyer son fondateur, Laurent Simoneau, dit-il. À l'époque, c'était une start-up qui ne comptait que 17 employés. Mais le potentiel de l'entreprise était prometteur. L'arrivée de Louis Têtu à la tête du conseil, en 2008, nous a incités à persévérer. S'il s'intéressait, lui, à l'entreprise, c'était une excellente indication, un signal convaincant. Des entrepreneurs de sa qualité, ça ne court pas les rues.»
Au fil des années, le Fonds a dû investir en tout 10 M$ dans Coveo en participant aux différentes rondes de financement et Serge Michaud s'en frotte les mains. «Chaque fois, nous avons répondu présent», poursuit-il. Tout comme Charles Sirois, il évoque l'aptitude de Louis Têtu à créer de la valeur. «Nous travaillons avec de bons entrepreneurs, mais il possède une touche magique unique. J'aimerais en avoir dix comme lui dans mes portefeuilles !»
Investissement Québec (IQ) fait aussi partie de l'équipage. «Il faut vraiment réaliser à quel point Louis Têtu est devenu incontournable dans le milieu des technologies de l'information et des communications [TIC]», dit André Petitclerc, vice-président par intérim pour ce secteur chez IQ.
IQ est actionnaire de Coveo, par l'intermédiaire de son fonds Tandem. Et André Petitclerc en redemanderait, même s'il est arrivé il y a quelques années que Louis Têtu ait décliné une de ses offres.
«Sauf qu'au lieu de simplement m'envoyer un courriel, dit-il, il est venu de Québec m'expliquer en personne pourquoi ça ne fonctionnerait pas cette fois-ci. Il est sincère, tout en s'assurant de ne pas brûler les ponts. Il respecte les gens. On a vraiment le goût de faire route avec lui.»
Des atouts qui soutiennent la réussite
Qu'est-ce donc qui alimente le succès de Coveo ? «La possibilité de rassembler les tonnes d'informations éparpillées dans les bases de données des entreprises et de faire des recommandations en fonction du contexte», répond Louis Têtu.
Imaginons par exemple un concessionnaire BRP en Islande qui reçoit un client avec sa motoneige. Les solutions conçues par Taleo vont lui permettre de répondre plus efficacement à ses besoins. Idem pour une consommatrice de La Nouvelle-Orléans qui se cherche un rouge à lèvres de la famille L'Oréal. Ou pour un dirigeant de projet chez SNC Lavalin, qui aura la possibilité de repérer les bonnes personnes-ressources dans l'organisation.
La gestion de l'information et des métadonnées est devenue cruciale. Coveo se trouve au front. Et c'est une des raisons de son implantation à Montréal. En janvier, l'entreprise annonçait avoir investi près de deux millions dans la création d'un nouveau bureau au coeur du Quartier de l'innovation. La ville est de plus en plus remarquée pour ses avancées en matière d'intelligence artificielle et elle est dans la mire des géants du genre. Par exemple, Google et Microsoft viennent tour à tour d'y augmenter leur effectif. La course est ouverte.
Coveo est toujours solidement installée à Québec. Pour soutenir son expansion, Louis Têtu espère y recruter en 2017 quelque 150 personnes, en plus des 300 employés actuellement répartis entre le siège social, Montréal, San Francisco et Amsterdam.
Où les trouvera-t-il, alors que le taux de chômage de la ville est déjà le plus bas au pays et que le milieu des TIC y est en pleine effervescence ?
C'est un beau problème, mais un problème quand même. Pour l'aider dans son recrutement, il peut compter notamment sur ses excellentes conditions de travail.
Le 30 septembre dernier, Coveo a reçu le titre d'employeur de l'année lors de la cérémonie des Stevie Awards à New York et a été désignée entreprise de l'année devant quelque 250 concurrentes internationales de haut niveau pour son excellence en matière de gestion des ressources humaines.
Et Louis Têtu les garde en éveil, ses employés : en 2016, Coveo leur a payé 940 envolées à partir de l'aéroport de Québec pour aller vérifier de visu l'état du marché à l'extérieur du Québec et du Canada.
En parallèle, Louis Têtu trouve le temps de s'engager dans diverses organisations communautaires et charitables. Il siège entre autres sur le conseil de la Fondation de Lauberivière, à Québec, un centre d'hébergement qui offre depuis 1983 gîte et soupe populaire aux personnes en difficulté. Il participe également bénévolement comme coach à une activité qui rejoint ses valeurs, l'École d'entrepreneurship de Beauce, «une organisation qui réfute le statu quo et qui enseigne à voir des occasions plutôt que des risques», dit-il.
Il revient sans cesse sur le même thème : il est essentiel que le Québec travaille à se bâtir une économie de propriétaires, et non plus de dépendants. «Tout mon argent est ici, dit-il. Je n'ai pas un sou, moi, aux Bahamas ou à Panama.» Fidèle à ce qui est maintenant une habitude, comme disaient Charles Sirois et André Petitclerc, il continue à créer de la valeur à partir de Québec, et bientôt de Montréal.