La maison australienne Penfolds fabrique du vin depuis 170 ans. On lui doit notamment le très populaire Koonunga Hill. Mais elle produit aussi de grands vins à production limitée comme le Grange, dont on fabrique à peine 9 000 caisses par an (par rapport à 20 000 caisses de Château Lafite, par exemple). Peter Gago, vigneron en chef de Penfolds, a été couronné vigneron de l’année 2014 par le site australien Gourmet Traveller.
Diane Bérard – Les vins australiens ont été au sommet. Puis les vins argentins, chiliens, néo-zélandais sont apparus...
Peter Gago – C’est la vie. Nous avons eu plus que notre part. On parle de « saveur du mois ». Dans le cas du vin australien, nous avons profité d’un très long mois (rires). Les vignerons australiens étaient les rois, quasi infaillibles. Maintenant, nous devons recommencer à nous battre. C’est bien ainsi. Nos vins en sont meilleurs. Et nous avons appris à développer de nouveaux marchés.
D.B. – Comment se comporte la consommation de vin ?
P.G. – On note un accroissement de 30 % de la consommation par habitant sur une période de 30 ans. Elle grimpe pour trois raisons. D’abord, la population mondiale a augmenté. Ensuite, la médecine nous a donné un sérieux un coup de pouce. L’Association médicale australienne aussi bien que son homologue britannique reconnaissent les effets positifs d’une consommation d’alcool modérée. Et les chirurgiens cardiologues recommandent la consommation de vin mousseux et de champagne. Enfin, les habitants des pays émergents, particulièrement en Asie, s’enrichissent. Ils découvrent les plaisirs de la table. Et du bon vin qu’on marie aux plats.
D.B. – Le vin n’est plus réservé aux élites. Qu’est-ce que cela change à votre stratégie ?
P.G. – Désormais, le vin est vendu dans des contenants variés : en sacs, en boîtes, etc. C’est le résultat de la démocratisation du produit. Mais ce ne sont pas des contenants optimaux pour notre type de produit. Ils raccourcissent sérieusement la période de conservation. Il faut donc renouveler les stocks fréquemment. Cela exige des prévisions de vente plus précises. De plus, le marché du vin de masse se comporte comme celui des boissons, il est très sensible au prix. Notre marge d’erreur est restreinte. Et peu d’espaces pour le profit une fois les frais fixes couverts. Il faut compenser par un volume de ventes élevé.
D.B. – Que représente pour vous le marché chinois ?
P.G. – La Chine est notre marché d’exportation en plus forte croissance. C’est notre Amérique d’il y a 25 ans. Lorsque Penfolds a débarqué en Amérique, nous n’avons pas découvert un pays, mais bien des pays. Des régions où les habitants vivent et pensent très différemment les uns des autres. Et qu’il faut apprivoiser. Pour Penfolds, la Chine n’est pas encore un marché tangible. C’est un marché potentiel à découvrir et à apprivoiser.
D.B. – Le marché chinois est plein de promesses, mais il vous cause aussi des soucis...
P.G. – Je suppose que vous faites allusion à la copie. Tous les marchés comptent leurs opportunistes. En Chine, quelqu’un utilise le nom « Binfolds ». Nous avons aussi vu des bouteilles de « Benfolds ». Ceci, bien sûr, pour créer de la confusion auprès du consommateur. Mais on trouve aussi de la pure contrefaçon. Les étiquettes sont si bien imitées que le consommateur n’y voit que du feu. Souvenons-nous que l’on doit l’invention du commerce aux Chinois. Ce sont des commerçants dans l’âme. Se présenter sur leur marché exige une adaptation. Disons que nos avocats doivent parfaire leurs connaissances. En Chine, les lois commerciales changent tout le temps. Leur application aussi. Les sociétés étrangères doivent essayer de voir venir le vent. Ce n’est pas évident.
D.B. – Vous êtes de passage à Montréal pour une clinique de « rebouchage » (recorking). De quoi s’agit-il ?
P.G. – C’est à la fois une forme ultime de service à la clientèle, un outil de marketing et un avantage concurrentiel. Si vous possédez un vin Penfolds de 15 ans et plus, vous vous présentez à notre clinique avec votre bouteille. Nous le déboucherons, le goûterons, en confirmerons la valeur sur le marché et nous le reboucherons. Ces ateliers sont animés par mon collègue Steve Lienert, vigneron sénior, ou moi-même, vigneron en chef. Nous sommes le seul fabricant de vin à offrir ce service. Ces ateliers ont lieu dans toutes les grandes capitales du monde à un intervalle de deux ans. Une bouteille évaluée lors d’une de nos cliniques voit sa valeur augmenter sur le marché secondaire.
D.B. – Ces cliniques ont une valeur financière pour vos clients. Mais elles ont aussi une valeur sentimentale...
P.G. – Le vin est lié à la fête. Les bonnes bouteilles servent souvent à souligner les moments heureux de notre vie. Plusieurs clients conservent les leurs pour un anniversaire de mariage, une naissance, une remise de diplôme. Ils partagent leurs histoires pendant les cliniques de rebouchage. Cela donne lieu à de beaux moments d’émotion. Sans compter que ces instants de partage resserrent les liens entre Penfolds et ses clients. Nous n’avons pas à faire de storytelling autour de la marque Penfolds, nos clients s’en chargent pour nous.
D.B. – Des représentants de la SAQ ont assisté à votre clinique de rebouchage de Montréal...
P.G. – Oui, ils voulaient en savoir plus. Ils se sont rendu compte que nous éduquons leur clientèle. Car on ne fait pas que déboucher et reboucher des bouteilles. Nous discutons conservation du vin et nous en profitons pour faire une dégustation.
D.B. – Il se vend de plus en plus de Penfolds dans les aéroports...
P.G. – En effet, le marché des voyageurs (travel retail) est un canal de distribution non traditionnel qui fonctionne très bien. Des boutiques hors taxes comme celles de Hong Kong et de Dubaï fonctionnent très bien.
D.B. – Penfolds est un énorme fabricant de vin. Le monde appartient plutôt aux petits producteurs indépendants...
P.G. – Et je le comprends. Je suis un mélomane. Or, le monde du vin ressemble beaucoup à celui de la musique. Je cherche constamment le nouveau son, la nouvelle étiquette, le nouvel artiste, etc. Mais la nouveauté n’est nouvelle que quelques mois. Lorsqu’un restaurateur essaie un nouveau producteur, il doit toujours se demander si celui-ci pourra encore l’approvisionner dans six mois. Il doit viser l’équilibre entre la nouveauté et la stabilité. Je suis convaincu qu’il y a de la place pour tout le monde.
D.B. – On a tout de même le sentiment de connaître les Koonunga Hill, Bin 28 et Bin 128 par cœur...
P.G. – Penfolds n’est pas une petite entreprise. Ni un vignoble boutique. Ni une société familiale [Penfolds appartient à l’Australienne Treasury Estate Wine, le fabricant de vins le plus important d’Australie, qui compte 80 marques et produit 30 millions de caisses par an]. Nous sommes une très grande entreprise, et aux yeux de plusieurs, c’est assorti d’une image négative. Et parce qu’ils sont très populaires, nos vins d’entrée de gamme donnent l’impression que nous manquons de diversité. Il nous appartient de lutter contre ce préjugé. Par exemple, nous travaillons beaucoup avec les jeunes sommeliers. Ils nous accueillent en disant « nous cherchons de la nouveauté ». On leur fait alors goûter nos versions haut de gamme. Par exemple, en plus du cabernet Koonunga Hill à 18 $, nous fabriquons aussi le Bin 389 Cabernet Shiraz à 45 $ et à 99 $, le Bin 95 Grange Shiraz 2005 à 975 $ et le Bin 170 Kalimna Limited Edition Shiraz à 1 800 $.