Trente ans après l'Europe et les États-Unis, le Québec découvre l'entrepreneuriat social comme outil de développement économique durable. Voici les gens, les lieux et les enjeux qui forment cette communauté.
«À 25 ans, j'ai découvert que le capitalisme peut aussi changer le monde. Avant, je croyais que seules les OBNL pouvaient atteindre cet objectif, raconte Caithrin Rintoul, 28 ans et cofondateur de la plateforme québécoise Provender. Ma première rencontre avec une entrepreneure sociale, Jessica Robertson de la firme montréalaise Moksha Yoga, a changé ma perception. Ses studios n'offrent pas que des cours de yoga, ils ont aussi un impact social et environnemental positif sur la communauté.»
Une entreprise sociale a pour mission de régler un problème social ou environnemental en recourant aux outils de l'entrepreneuriat et aux mécanismes de marché. Caithrin Rintoul, par exemple, utilise la plateforme Provender pour sauver les petites exploitations agricoles et l'agriculture de proximité. «L'âge moyen des agriculteurs est 68 ans. Pour l'instant, ce n'est pas rentable de prendre la relève. Les marges sont trop faibles. Comme d'autres secteurs l'ont fait avant elle, l'agriculture doit utiliser Internet pour éliminer les intermédiaires et optimiser les transactions. C'est ce que permet Provender.» La start-up relie producteurs, restaurateurs et épiciers locaux. Lancée au Québec il y a deux ans, Provender est aussi présente à Toronto. En 2015, elle s'implante dans les marchés du nord-est des États-Unis et du Minnesota. Caithrin Rintoul a l'ambition d'exporter la formule Provender pour maximiser son effet.
Pour ce type d'entrepreneur, l'impact social ou environnemental ne se substitue pas aux rendements financiers, il s'y ajoute. Un modèle qui n'a rien à voir avec celui d'un organisme communautaire ni avec les actions de responsabilité sociale des entreprises (RSE). L'organisme communautaire se concentre sur l'impact social. La RSE, quant à elle, est périphérique aux activités des organisations qui la pratiquent. Sans RSE, l'entreprise continue d'exister. Pour une entreprise sociale, l'impact social et le rendement financier sont indissociables. «Les actions que l'entrepreneur social réalise pour générer des revenus et celles qu'il entreprend pour changer le monde doivent correspondre en tous points, poursuit Caithrin Rintoul. L'entrepreneur social doit implanter un système qui ne le forcera jamais à faire des choix ni des compromis. Ce sont les processus de l'entreprise qui génèrent l'impact, pas les décisions quotidiennes de l'entrepreneur. Le bien que génère une entreprise sociale ne doit jamais dépendre d'une personne.»
Tout comme Caithrin Rintoul, le Québec découvre l'entrepreneuriat social. La réduction des budgets des programmes sociaux, issue de l'austérité, et la quête de sens des générations Y et Z expliquent cet intérêt. Depuis deux ans, un écosystème se construit. Il réunit des entreprises, des organismes de soutien, des investisseurs et des maisons d'enseignement. L'entrepreneuriat social fait aussi l'objet d'événements. En mai prochain, par exemple, la conférence C2MTL présentera la première édition du Social Business Forum, cocréé avec le Bangladais Muhammad Yunus, fondateur de la Banque Grameen.
Les gens
Avant que ne naisse cet écosystème, il y avait déjà des entrepreneurs sociaux. Des pionniers comme Christine Renaud, cofondatrice de la plateforme d'apprentissage par les pairs E-180. Tout comme Nadia Duguay, cofondatrice de l'organisme de réinsertion Exeko. Et comme Jean-François Archambault, fondateur de la Tablée des Chefs, devenue le moteur d'implication sociale des chefs, des cuisiniers, des pâtissiers et des foodies. La Tablée des Chefs s'est donné deux missions : nourrir les familles dans le besoin grâce aux surplus alimentaires des événements et à des corvées ; et éduquer les jeunes afin qu'ils atteignent l'autonomie alimentaire.
Mohamed Hage, fondateur des Fermes Lufa, des serres urbaines qui marient agriculture et développement durable, appartient aussi à la communauté des entrepreneurs sociaux de la première heure. Tout comme Natalie Voland, présidente de Gestion immobilière Quo Vadis. Avec un parc de 1,5 million de pieds carrés répartis dans une dizaine d'immeubles, Natalie Voland s'est donné comme mission de préserver le patrimoine urbain et de contribuer à la création d'emplois. Les locataires de ses édifices rénovés, en bordure du canal Lachine, sont des travailleurs autonomes et de petites entreprises. «Je les aide à grandir», dit l'entrepreneure de 43 ans.
Consciente de la fragilité financière de ses locataires, Natalie Voland leur propose des baux de 1 à 3 ans plutôt que de 5 à 10 ans. Et ses loyers sont inférieurs à ceux du marché. Une stratégie qui relève d'un choix économique autant que social. «La plupart des promoteurs immobiliers préfèrent exiger des loyers élevés même s'il en résulte des locaux vacants, car la somme des loyers détermine la valeur d'un immeuble, poursuit-elle. Je préfère des loyers plus bas et des édifices remplis. Mes locataires croissent avec Quo Vadis. En 20 ans, j'ai contribué à la création de 3 000 emplois. Plus de 90 % de mes locataires sont là depuis 10 ans. Je vise le développement économique durable.»
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Elle poursuit : «Certains disent que je suis gentille. Si ça leur chante de me voir ainsi, ça me va. Mais je refuse qu'on dise que j'ai fait des compromis au nom de ma mission sociale. Dans l'expression "entrepreneur social", il y a le mot "entrepreneur". Je fais des affaires. À mes débuts, 11 institutions financières m'ont refusé des prêts parce qu'ils ne comprenaient pas mon modèle d'entreprise. Aujourd'hui, je suis financée par deux d'entre elles et bientôt une troisième.» Jean-François Archambault, de la Tablée des Chefs, ajoute : «J'ai la même détermination et la même ambition que n'importe quel entrepreneur traditionnel». Caithrin Rintoul renchérit : «Mon pire cauchemar, c'est qu'on dise que mon entreprise et ma mission sont cute».
Le défi: mesurer l'impact
«Cute», «sympa», «chouette»... l'entrepreneuriat social est encore peu compris. On saisit mal la cohabitation de l'impact social et financier. Et les instruments de mesure pour donner de la crédibilité sont à développer. «Les entreprises sociales font face à un enjeu de professionnalisation, elles doivent définir et clarifier les résultats qu'elles visent», souligne Lara Evoy, de la firme montréalaise Garrow&Evoy, une boîte de consultation en clarté stratégique. Garrow&Evoy est membre de la plateforme Innoweave, une initiative de la Fondation de la famille J.W. McConnell, une fondation canadienne. Innoweave propose des modules de formation pour mesurer l'impact social ou environnemental d'une organisation. «Tout débute par l'imputabilité, explique Stephanie Garrow. Un entrepreneur social se donne souvent un méga objectif, celui de lutter contre le décrochage scolaire ou d'assurer la sécurité alimentaire, par exemple. Mais de quoi sera-t-il imputable au juste ? Quels résultats concrets et mesurables l'entrepreneur compte-t-il livrer pour démontrer aux investisseurs et au marché qu'il a rempli sa mission ?»
Il faut exiger plus de cohérence de la part des investissements sociaux, estime Jean-François Archambault. «Avant d'investir 700 000 $ dans une chaîne de montage, la direction d'une entreprise connaît exactement les retombées qu'elle attend, ajoute-t-il. Une fois la chaîne installée, on mesure les résultats et on produit des rapports. Lorsqu'il s'agit d'investissements sociaux, on a trop souvent tendance à donner sans exiger de reddition de comptes.»
Comment augmenter la rentabilité de l'investissement social ? La solution passe, en partie, par un rapprochement entre les investisseurs et les projets. Garrow&Evoy collabore, entre autres, avec Purpose Capital, une firme d'investissement à impact social qui possède des bureaux à Montréal et à Toronto. Purpose Capital relie le capital des fondations, des entreprises et des investisseurs privés et publics à des projets d'entrepreneuriat social. «Purpose Capital nous initie aux types d'indicateurs que les investisseurs d'impact recherchent, explique Lara Evoy. Nous travaillons ensuite avec les entrepreneurs pour déterminer des mesures utiles à la fois pour leur organisation et pour les investisseurs.»
Il faut toutefois prendre garde à l'impact washing. Par analogie au green washing (écoblanchiment), on embellit la réalité pour obtenir de la reconnaissance ou du financement. De 2010 à 2012, les actifs canadiens disponibles pour l'investissement à retombées sociales ont augmenté de 20 %. En 2013, on les évaluait à 5,3 milliards de dollars. Alors que l'entrepreneuriat social québécois s'organise, il y a plus d'investissements disponibles que de projets qui se qualifient, d'où le risque d'impact washing. «Il faut des indicateurs pertinents. Des indicateurs quantitatifs bien sûr, mais aussi des indicateurs qualitatifs, nuance Anita Nowak, responsable des initiatives d'entrepreneuriat social à l'Université McGill. Cela exige beaucoup de collaboration entre les bailleurs de fonds et les entrepreneurs sociaux. Les premiers doivent développer leur patience et les autres, leur pertinence.» Elle cite le cas d'un programme de raccrochage scolaire pour lequel la moyenne du groupe a constamment baissé au cours des premières années. On a d'abord conclu à un échec. Une analyse plus poussée a permis de découvrir plutôt un succès. Pourquoi ? Chaque session, le programme ralliait de nouveaux décrocheurs. On puisait dans un bassin d'élèves de plus en plus en difficulté. Cela, naturellement, faisait baisser la moyenne. La moyenne n'était donc pas un bon indicateur de succès.
Les lieux
La force d'un écosystème repose sur les liens entre ses parties. Chaque fois que les consultantes Lara Evoy et Stephanie Garrow s'assoient avec Jonathan Glencross, cofondateur de Purpose Capital, on augmente les chances que des projets québécois d'entrepreneuriat social trouvent leur financement. Mais ces rapprochements spontanés ne suffisent pas. Un écosystème durable a besoin de lieux. En 2015, Montréal accueillera deux lieux pour entrepreneurs sociaux : l'Esplanade et le Salon 1861.
L'Esplanade est une création de l'Institut du Nouveau Monde. Située dans le quartier Mile-Ex de Montréal, elle abrite des espaces de travail partagé et deux accélérateurs d'entreprises sociales. Le premier offre un programme de 12 semaines aux entreprises en prédémarrage. Le second vise les entreprises cumulant un à trois ans d'activité. Il s'inspire du programme Impact8, du MaRS Centre for Impact Investing de Toronto. La première édition, qui débute au printemps, accueillera huit participants pendant huit semaines.
Parmi ses bailleurs de fonds, l'Esplanade compte la Fondation Mirella et Lino Saputo ainsi que la Fondation J. Armand Bombarbier. «Les entreprises traditionnelles ont leur place à l'Esplanade, insiste Samuel Gervais, directeur et cofondateur de l'Esplanade. Nous les invitons, par exemple, à commanditer des postes de travail partagé afin de permettre à leurs employés de s'installer chez nous pour travailler de temps en temps. Les laisser côtoyer des entrepreneurs sociaux à la machine à café ou au lunch, c'est la meilleure façon de rapprocher les univers et de créer de partenariats.»
Il poursuit : «Si l'entrepreneuriat social évolue en parallèle à l'entrepreneuriat traditionnel, qu'il n'y a pas de vases communicants, il atteindra un plateau.»
L'Esplanade veut s'ouvrir sur le monde, «pour positionner Montréal et le Québec comme un lieu d'innovation sociale», explique Pascal Grenier, président du CA. Elle fait partie de Virgin Unite, de la fondation Virgin, un réseau international consacré à l'entrepreneuriat social. L'Esplanade échange aussi avec les réseaux européens La Ruche et Impact Hub, qui couvre 63 lieux sur 5 continents. «Notre ouverture sur le monde reflète celle de nos entrepreneurs, explique Pascal Grenier. Ils se globalisent pour augmenter leur impact.» Il cite le cas de Lange Bleu. Fondée pour servir le marché montréalais des couches écologiques pour enfants, elle vise maintenant le Canada et ajoute le marché des aînés.
Quelques semaines après l'Esplanade, ce sera au tour du Salon 1861 d'ouvrir ses portes. Ce projet, lancé par Natalie Voland, de Quo Vadis, réunit l'Université McGill, l'École de technologie supérieure (ÉTS) et le Quartier de l'innovation. Le Salon 1861 occupe une ancienne église du quartier Petite-Bourgogne. «Je suis d'abord tombée amoureuse de l'édifice, confie l'entrepreneure. Puis, je lui ai trouvé une vocation : un lieu de ralliement pour la communauté d'entrepreneurs sociaux et les organismes communautaires.» Ce local de 32 000 pieds carrés accueillera un restaurant, une salle d'événement et 80 espaces de travail partagé.
Un autre lieu créé tout récemment se veut un «carrefour» de projets ayant un impact sur leur communauté. Il s'agit de la Gare, une initiative de Credo, la start-up fondée par LP Maurice, Marie-Eve Boisvert, Stéphanie Brisson et Christian Bélair. On y tiendra régulièrement des conférences et de la formation.
D'ailleurs, l'Esplanade, le Salon 1861 et la Gare comportent tous un volet animation. La communauté naissante des entrepreneurs sociaux, et ceux qui gravitent autour d'elle, a soif de connaissances. Elle veut parfaire les siennes, mais aussi celle des autres à son égard pour être mieux comprise et acceptée. «Il faudra, par exemple, former les professionnels en développement économique pour qu'ils puissent soutenir et financer les entrepreneurs sociaux aussi», commente Pascal Grenier, de l'Esplanade. «On ne réclame pas de règles différentes ni de subventions spéciales, ajoute Mohamed Hage, des Fermes Lufa. On veut simplement ne pas être pénalisés parce qu'on mise sur des modèles d'entreprise plus durables.»
Pour compléter l'écosystème, il reste l'école. Tant à HEC Montréal qu'à McGill, Concordia, et l'ESG UQAM, émergent des incubateurs d'entrepreneuriat social. Le projet Recode, une initiative pancanadienne de la Fondation McConnell lancée en 2014, accentue cet élan. Recode veut contribuer à développer les connaissances et la contribution des étudiants postsecondaires en innovation et en entrepreneuriat social. La première édition de Recode, tenue en 2014, a attribué cinq millions de dollars à 18 projets, dont 4 se situent au Québec (HEC Montréal, ÉTS, Cégep de Sherbrooke et Concordia). «McConnell collabore depuis longtemps avec le monde de l'éducation, explique Chad Lubelsky, directeur de programme à la Fondation McConnell. Notre contribution évolue. Avant, nous financions des édifices et nous décernions des bourses. Aujourd'hui, nous investissons dans le système d'éducation pour que les étudiants deviennent des moteurs de changement et d'impact pendant et après leurs études.»
Dans une génération, l'entrepreneuriat social québécois aura-t-il migré d'un modèle d'entreprise périphérique à un choix parmi d'autres ? Et comment influencera-t-il les modèles d'entreprise traditionnels fondés sur les rendements financiers ? Le but ultime de l'entrepreneuriat social est-il d'offrir une solution de rechange ou de «contaminer» la façon dont on fait des affaires ? Les réponses dépendront de la qualité des interactions entre l'écosystème de l'entrepreneuriat social et celui de l'entrepreneuriat traditionnel ainsi que de l'ouverture d'esprit des deux parties.