En 1999, Ma Jun publie le brulôt China's Water Crisis. En 2006, il figure parmi les 100 personnalités du Times. En 2012, il fait partie des 100 penseurs mondiaux de Foreign Policy. Pionnier de l'activisme environnemental en Chine, Ma Jun dirige la plus influente organisation non gouvernementale de Chine, l'Institute of Public and Environmental Affairs.
Diane Bérard - Quelle est la mission de votre organisation ?
Ma Jun - Nous visons la réduction de la pollution en Chine et l'implantation de mesures de contrôle durables.
D.B. - Vous avez créé la première carte de la pollution chinoise en temps réel, à partir des données gouvernementales. En Occident, on nous dit de ne pas nous fier aux données produites par Beijing...
M.J. - C'est une décision stratégique. En Chine, la légitimité des ONG n'est pas facile à gagner. Il fallait débuter quelque part. Il valait mieux utiliser les données d'une source que tout le monde connaît, une sorte de dénominateur commun. Nous avons évité de nous embourber dès notre lancement dans un débat sur la source de nos données. Et puis, en optant pour les statistiques produites par les fonctionnaires du gouvernement, il devenait difficile pour celui-ci de nous contester.
D.B. - Que trouve-t-on sur cette carte ?
M.J. - Des données sur la pollution de l'air en ville, la pollution de l'eau et le déploiement des usines assorti, pour chacune, de leur cote de respect des lois environnementales minimales.
D.B. - Comment est-elle mise à jour ?
M.J. - Par la population. Notre carte est disponible sur une application mobile qui a été financée par la fondation Alibaba. Chaque année, le gouvernement publie la liste des plus grands pollueurs. Elle contient environ 15 000 noms, mais nous ignorons où se trouvent ces usines. Pour que ces entreprises sentent vraiment la pression, il faut afficher leur emplacement sur notre carte. Les citoyens nous aident en prenant des photos lorsqu'ils les localisent. Ils affichent ces photos sur Weibo, le Twitter chinois.
D.B. - Vous avez créé un indice de transparence environnementale avec une ONG américaine. De quoi s'agit-il ?
M.J. - Il y a cinq ans, en partenariat avec le National Resources Defence Council, nous avons créé le Pollution Information Transparency Index (PITI). Cet indice informe les citoyens de 120 villes du degré de transparence de leur gouvernement municipal en ce qui concerne les sources de pollution de leur région.
D.B. - Parlons votre stratégie. Pourquoi ciblez-vous les multinationales plutôt que les sociétés chinoises ?
M.J. - Dès notre création, ce sont les multinationales étrangères qui sont venues vers nous plutôt que les sociétés chinoises. Nous avons constaté que les multinationales ont bien plus à perdre d'une image de pollueur que les sociétés locales. Les multinationales ont une image et une marque à protéger auprès de leurs parties prenantes à domicile. Les sous-traitants chinois, eux, se fichent de leur image. Ils n'ont aucune marque.
D.B. - Racontez-nous votre première intervention.
M.J. - La première société étrangère à communiquer avec nous a été une importante marque américaine. Elle avait été avertie par un de ses directeurs régionaux qui avaient entendu parler de notre ONG. Celui-ci lui a appris qu'un de ses fournisseurs apparaissait dans notre banque de pollueurs. L'Américain était furieux. Il a annulé les primes des cadres chinois de l'usine. D'autres multinationales ont suivi, à mesure qu'elles ont découvert les irrégularités de leurs sous-traitants grâce à notre banque de données.
D.B. - Parlons de vos tactiques. Vous écrivez directement aux pdg des multinationales...
M.J. - Nous tentons de savoir qui sont les sous-traitants chinois de chaque multinationale. Nous vérifions ensuite ceux dont le nom apparaît sur nos listes de manufacturiers délinquants. Puis, nous envoyons leur nom au pdg de chaque société internationale en lui disant : «Votre sous-traitant enfreint les règles environnementales, nous en avons la preuve. Que comptez-vous faire ?» Les multinationales ont longtemps plaidé l'ignorance. Cet argument ne tient plus, nous sommes là.
D.B. - Apple vous a donné du fil à retordre...
M.J. - En 2010, nous avons écrit aux pdg de 29 marques technos pour leur demander la liste de leurs sous-traitants. Ils ont tous répondu, sauf Apple. Nous ne pouvions pas en rester là. Apple est trop importante, ses activités ont un impact considérable sur l'environnement. Nous avons donc publié, à partir de l'information que nous possédions, un premier rapport sur Apple, puis un deuxième. Après le deuxième rapport, les relationnistes d'Apple nous ont rencontrés à Beijing. Un an et demi avait passé depuis l'envoi de la lettre. À la deuxième rencontre, toujours en Chine, Apple a envoyé quelques membres de la direction en plus des relationnistes. Les troisième et quatrième rencontres ont eu lieu au siège social de Cupertino, avec la haute direction. Jusqu'à la quatrième rencontre, Apple a soutenu que son personnel suivait les sous-traitants et que tout était maîtrisé.
D.B. - Comment êtes-vous venu à bout des résistances d'Apple ?
M.J. - Je m'en suis tenu aux faits. J'ai répété que je m'étais rendu sur les lieux. Je leur ai montré les résultats des tests de l'eau des lacs et des rivières à proximité des usines de leurs sous-traitants. À la fin de la quatrième réunion, la direction d'Apple a reconnu qu'il serait bon d'introduire un certain niveau de transparence dans leur chaîne d'approvisionnement. Ils ont recruté des inspecteurs indépendants qui ont confirmé ce que je leur avais dit.
D.B. - Où se classe Apple aujourd'hui ?
M.J. - Au début, l'entreprise figurait au bas de notre classement. Aujourd'hui, elle se trouve en haut. Cela nous donne confiance.
D.B. - Après le secteur de la techno, votre ONG s'attaque à un autre pollueur important, l'industrie textile.
M.J. - Oui, et les entreprises de ce secteur ont répondu bien plus vite que celles des TI. Elles ont l'habitude qu'on leur réclame des comptes. Et elles encadrent déjà bien leurs sous-traitants, mais seulement ceux du premier maillon de la chaîne. Or, les maillons faibles sont les sous-traitants des sous-traitants. Ceux qui teignent les tissus ou qui cousent les boutons ou les perles, par exemple. Pour les conscientiser à cette réalité, nous venons de publier le rapport «L'angle mort du secteur du vêtement».
D.B. - Êtes-vous victime de censure ?
M.J. - Notre site est parfois bloqué ou en panne, mais rarement pendant longtemps. Utiliser les données du gouvernement nous donne un coup de pouce.
D.B. - Perdez-vous parfois patience ?
M.J. - Oui, lorsque je constate que nous sommes loin du point de bascule. Nous arrivons à limiter certains dommages environnementaux, mais pourtant, ni la qualité de l'air ni celle de l'eau ou des sols ne s'améliorent.
D.B. - En quoi vos défis diffèrent-ils de ceux du dirigeant d'une ONG environnementale occidentale ?
M.J. - Mes homologues occidentaux peuvent compter sur le soutien populaire pour faire avancer leur mission. En Chine, la participation citoyenne est un phénomène récent, tout comme les ONG. Nous éveillons beaucoup de méfiance. Le peuple chinois est habitué à ce que les directives viennent de l'État, pas de la rue.