John Coates a mis un terme à sa brillante carrière à Wall Street pour aller étudier les neurosciences à Cambridge en 2004. Successivement négociateur pour Goldman Sachs, Merrill Lynch et Deutsche Bank, le titulaire d'un doctorat en économie n'en pouvait plus d'être témoin quotidiennement de l'irrationalité des marchés financiers. Qui plus est, M. Coates avait l'intuition que la biologie des professionnels de la finance pouvait expliquer ce que la théorie économique ne pouvait pas élucider. Son intuition s'est avérée, et il a exposé le résultat de ses recherches dans The Hour Between Dog and Wolf, un livre publié en 2012. Les Affaires s'est entretenu avec le chercheur pour mieux comprendre l'impact de ses découvertes.
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Les Affaires - L'une des choses qui m'ont frappé, en lisant votre livre, c'est à quel point les hormones semblent déterminantes dans le comportement des négociateurs, alors que je présumais qu'il allait avant tout y être question de biais neurologiques.
John Coates - Je ne pense pas qu'on puisse séparer le cerveau du corps, car ils agissent de concert. Les neurosciences ont tendance à étudier le cerveau isolément du reste du corps, mais l'information traitée par le cerveau provient du corps, et le cerveau envoie aussi des signaux au corps. En tant qu'ancien négociateur, je savais ce qu'il fallait expliquer, et je ne parvenais pas à m'approcher d'une explication plausible en recourant seulement aux neurosciences et à la psychologie.
L.A. - Vous soutenez que les périodes haussières se transforment en bulle en raison de l'impact qu'ont les gains financiers sur la biologie des négociateurs. Ces derniers verraient alors leur taux de testostérones atteindre des niveaux extrêmement élevés, ce qui les amènerait à se croire invincibles et à prendre de plus en plus de risques. Étiez-vous dans cet état, que vous qualifiez d'exubérance irrationnelle, durant la bulle de l'an 2000 ?
J.C. - La bulle de l'an 2000 ne m'a pas vraiment affecté, mais vous savez, un négociateur peut vivre une bulle personnelle si les titres dans lesquels il investit lui procurent des gains jour après jour. Il fait alors l'expérience de l'exubérance irrationnelle tout seul. Comme j'ai travaillé à Wall Street durant 13 ans, ça m'est arrivé à plusieurs reprises. C'est une expérience très puissante qui avait une incidence sur mon corps tout entier. En début de carrière, vous n'avez pas besoin de faire beaucoup d'argent pour en arriver là. Chez un apprenti négociateur, faire un million de dollars le fait se prendre pour un roi, alors que chez un négociateur d'expérience, c'est routinier. S'il fait 100 millions, par contre, c'est une autre histoire.
L.A. - Qu'arrive-t-il lorsque les gains cessent et que les marchés s'effondrent ? Pourquoi les titres, auparavant surévalués, sont-ils soudainement sous-évalués par les mêmes professionnels ?
J.C. - Selon moi, la communauté financière succombe à un état d'impuissance apprise durant une crise du crédit comme celle de 2008. C'est l'aboutissement d'une longue période de stress chronique et de niveaux élevés de cortisol [une hormone associée au stress]. Lorsqu'on se retrouve dans cet état, on abandonne et on perd tout espoir de contrôler son destin. Dans un tel état, les négociateurs ne font plus de transactions, ils regardent leurs écrans sans rien faire, même s'ils ont des occasions d'investissements incroyables devant les yeux.
L.A. - Que peut-on faire pour que le système financier se comporte de manière plus rationnelle ? Les banques d'investissement devraient-elles se mettre à n'embaucher que des femmes, qui ont beaucoup moins de testostérone ?
J.C. - Je ne crois pas qu'il faille remplacer tous les hommes par des femmes, mais il faudrait une plus grande diversité à Wall Street. Il faut que les banques embauchent des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, car chacun d'entre eux ont des aptitudes différentes en matière de prise de risques. Avoir ce type de diversité dans les institutions financières est l'équivalent d'avoir un portefeuille diversifié pour un investisseur.
L.A. - Depuis la publication de votre livre, les grandes banques de Wall Street ont-elles changé leurs pratiques ? A-t-on tiré des leçons de vos recherches ?
J.C. - La plus importante de mes découvertes porte sur les hormones du stress et leur impact sur la variation des préférences de risque des investisseurs, dont font état une série d'articles que nous avons publiés. La plupart des modèles économiques présupposent que les préférences de risque ne changent pas, que ce sont des caractéristiques permanentes au même titre que la couleur des yeux et la grandeur. Ce que nous avons découvert, c'est que non seulement les préférences de risque des individus changent, mais qu'elles changent de manière rapide et prononcée, sous l'influence de la physiologie des individus. Et personne à Wall Street n'est conscient de cette réalité. Les gestionnaires du risque tentent de contenir la prise de risque au moment des négociations, mais ils n'ont pas la moindre idée de la fluctuation possible des préférences de risque de leurs négociateurs à cet instant. Durant la bulle de l'immobilier, leurs tentatives de gérer le risque pouvaient se comparer à une situation où des pompiers arroseraient la pointe des flammes plutôt que la base du feu.
L.A. - Que pensez-vous des biais comportementaux dévoilés par les chercheurs en économie comportementale ? Les investisseurs de détail sont-ils les seuls à être susceptibles de tomber dans ces pièges ? Les négociateurs professionnels peuvent-ils aussi en être victimes ?
J.C. - Je pense que les négociateurs professionnels peuvent succomber à ces biais comme tout le monde, malgré leur expertise. Cependant, aucun phénomène découvert par les économistes comportementaux ne permet selon moi d'expliquer la bulle immobilière et la crise économique qui a suivi en 2008. On parle d'un changement de comportement énorme de la part des professionnels de l'investissement. L'économie comportementale utilise des courbes d'utilité plus complexes pour prévoir les réactions du marché, mais elle n'admet pas que ces courbes puissent monter ou descendre [variation des préférences de risque] : c'est là qu'il y a un danger. C'est le mouvement de ces courbes qui est à l'origine des crises économiques.
L.A. - Que recommandez-vous aux investisseurs de faire pour éviter de se laisser prendre aux pièges de leur propre biologie ? Lire des livres sur les neurosciences ou l'économie comportementale pourrait-il les aider ?
J.C. - J'aurais aimé savoir tout ce que je sais aujourd'hui lorsque j'étais négociateur à Wall Street. Un tel savoir permet d'être conscient de ce qui détermine sa performance et de savoir écouter son corps. Ça peut être très utile. Si vous apprenez les effets que peuvent avoir différentes sortes de sports et d'exercices, vous pouvez entraîner votre corps de la même manière que les athlètes le font, à cette différence que vous ne vous entraînez pas pour la forme sportive, mais pour négocier des actions.
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