Nous sommes au 24e étage de la tour qui surplombe le centre-ville de Montréal, au QG de Les Affaires. Autour de la table de conférence, 11 leaders de moins de 40 ans que nous avons réunis pour entendre leur point de vue, celui de la relève. Nous souhaitons brasser de nouvelles idées... et les entrechoquer.
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Rapidement, le courant passe. Pourtant, mis à part l'âge, le groupe est plutôt hétérogène : banquiers, ingénieurs, entrepreneurs sociaux, férus de technos, dirigeants d'entreprises manufacturières... Certains participants viennent de Montréal, mais plusieurs oeuvrent en région. Mélanie Paul a fait la route le matin même depuis le Lac-Saint-Jean, alors que Pierre-Philippe Dupont arrive tout juste d'Amos, et Jean-Sébastien Noël, de Québec. D'autres viennent du bout du monde : Chia-Yi Tung est originaire de Taïwan, et Solenne Brouard Gaillot, de Rennes, en France.
Les questions et les réponses fusent de partout. Les sujets aussi. Si bien que Marie-Claude Morin, directrice de contenu, projets spéciaux au Groupe Les Affaires, qui anime la rencontre, doit gentiment les ramener à l'ordre de temps en temps : «Attendez, nous y reviendrons...»
Ce qui frappe d'emblée, c'est la vigueur avec laquelle ils s'expriment et l'énergie qui remplit la pièce. En quelques heures, ils discuteront d'éducation, de brevets, d'intégration, de langues et d'ouverture sur le monde, entre autres sujets. Une fois la glace brisée, ils sont insatiables, avides d'échanges et de débats.
Éduqués et créatifs, ils ont tous, à leur façon, fait le choix du Québec. Rassurant. Même s'ils croient que sur certains aspects, celui-ci est à réinventer. Et c'est l'exercice auquel ils se sont livrés ce jour-là. Mille questions soulevées, et autant de réponses possibles. Mais surtout, une rencontre inspirante.
Comment va le Québec ?
Sommes-nous sur la bonne voie ? Sont-ils inquiets, optimistes ? Ces questions sont vastes, mais elles permettent de briser la glace. Tous ont leurs avis, leurs points de vue, qu'ils expriment en mettant en avant quelques anecdotes, ce qui inspire rapidement des sujets dignes d'être approfondis pendant la rencontre.
«On dit souvent que ça ne va pas bien, répond Jonathan Durocher, président et chef de la direction de Banque Nationale Investissements. Mais je trouve que lorsqu'on se compare, on se console. Souvent, on ne se rend pas compte de notre potentiel.»
«Pour ma part, je trouve que nous sommes déconnectés du "nous", pense Jean-Sébastien Noël, fondateur de la plateforme de sociofinancement La Ruche. Dans le fond, le gouvernement, c'est nous. On connaît peu ou pas le "chemin" qu'empruntent nos taxes. On doit reprendre contact avec ça. Les fameux panneaux "Votre argent au travail", aux abords des projets financés par l'État, ça me plaît. Je veux être conscient de ce qu'on fait.»
Et rapidement, le thème de l'austérité s'est invité au coeur des échanges.
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«Je ne suis pas opposée à la rigueur, dit Solenne Brouard Gaillot, de Polystyvert. Cependant, couper les budgets alloués à la recherche fondamentale et dans l'aide aux PME, c'est une mauvaise idée, et un mauvais timing», soutient-elle.
Des propos qui trouvent tout de suite écho chez Mathilde Gosselin, présidente fondatrice de Materium Innovations. «L'austérité, c'est un mauvais moment à passer, ce n'est pas nécessairement négatif. Mais attention aux PME, elles sont à la base du tissu économique québécois.»
«Notamment les entreprises qui opèrent en biotechnologies, en TI ou en technologies propres, poursuit Solenne Brouard Gaillot. Ce sont les trois secteurs à prioriser. Il ne faut surtout pas couper les investissements.»
«Mais qu'est-ce que la rigueur, alors ?» leur demande Jean-Sébastien Noël. Bonne question, en effet. De l'autre côté de la table, Estelle Beaudry, d'Aerocycle, discrète jusqu'à présent, déclare : «J'ai de la difficulté à prendre position sur ce gouvernement [libéral]. J'ai l'impression que l'austérité, ça relève plutôt d'une idéologie [que d'une nécessité]».
Pour ou contre les méthodes employées par le gouvernement actuel, personne ne s'oppose à la gestion rigoureuse des finances publiques. Ils veulent un gouvernement qui accompagne, mais qui laisse place aux initiatives privées.
«Je trouve qu'on a d'énormes paradoxes au Québec, lance Pierre-Philippe Dupont, directeur, développement durable chez Royal Nickel. On veut un filet social exceptionnel, mais quand on parle de développement économique, c'est honni. Notre entreprise est en train de développer un projet de 1,3 milliard de dollars, mais on a de la misère à obtenir les permis qu'il nous faut. La machine est lourde. J'ai l'impression qu'on "chiale" souvent au Québec, mais qu'on n'apporte pas de solutions.»
Certains participants semblent trouver qu'on a déjà passé trop de temps à parler du gouvernement. Chia-Yi Tung, présidente fondatrice de l'agence Orchimédia, relance la discussion sur l'entrepreneuriat. Et les échanges repartent.
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Génération entrepreneuriale
Le constat est clair : les Québécois ont un intérêt croissant pour l'entrepreneuriat, et c'est particulièrement vrai chez les jeunes. Plus du tiers (33,6 %) des 18 à 34 ans ont l'intention de se lancer en affaires un jour, selon l'Indice entrepreneurial de la Fondation de l'entrepreneurship.
«Les revenus, ça provient des entrepreneurs», plaide Chia-Yi Tung. Ce sont eux qui s'engagent et qui développent.» D'ailleurs, le moral est très bon dans la communauté des start-up, ajoute Noah Redler, directeur de campus à la Maison Notman. «C'est intéressant de se battre pour garder nos sièges sociaux, mais nous, on veut créer de nouveaux sièges sociaux.»
Dès que des élections approchent, plusieurs politiciens de toutes allégeances se rendent à la Maison Notman, raconte Noah Redler. «Ils nous demandent "qu'est-ce qu'on peut faire pour vous ?" Nous leur répondons toujours : "Rien, sortez d'ici !"», lance-t-il en éclatant de rire. Le gouvernement ne devrait pas s'impliquer là-dedans, pour la simple et bonne raison qu'il est poche là-dedans.»
Ce qui l'amène à se remémorer la Tournée des entrepreneurs, qui a fait le tour du Québec l'été dernier. «J'ai senti beaucoup d'enthousiasme en région. Mais je trouve que les CLD et autres institutions ne pensent trop souvent qu'à sauvegarder les acquis. En plus, ils offrent peu ou pas de services en technos. Pourtant, ça ne coûte pas grand-chose !»
Pour faire mousser l'entrepreneuriat, «ça prend des cours spécifiques dans notre système d'éducation», croit Ludovic Dumas, directeur, investissements directs chez Claridge.
L'éducation : une priorité absolue
Il n'en fallait pas plus pour que les discussions pivotent vers l'éducation. Et que Daphné Mailloux-Rousseau, particulièrement interpellée, prenne la parole. Le constat de la directrice générale de l'Ancre des jeunes, qui raccroche des jeunes au système d'éducation, est lapidaire. «Le gouvernement a comme objectif d'augmenter le taux de diplomation de 3 %. Ce n'est vraiment pas assez ambitieux. Moi, je serais gênée de défendre ça.» C'est pourquoi elle ne compte pas sur l'État pour réaliser ses projets. «On n'en veut pas de leur argent. Nos programmes fonctionnent mieux que les leurs.»
Selon elle, il faut absolument se défaire de l'idée que la seule voie pour réussir, c'est de passer par l'université. Le manque d'inscriptions dans les formations professionnelles en témoigne. «Les DEP, ça peut raccrocher des tonnes de gens», renchérit Mathilde Gosselin, de Materium.
Et si les 11 jeunes leaders réunis s'entendent pour dire que l'éducation est une priorité, ils sont tout aussi d'accord que ce n'est pas tout d'obtenir un diplôme.
«Bien sûr que je pense que c'est important, les formations universitaires, poursuit Noah Redler. Mais dans les start-up, c'est aussi important d'avoir des gens qui ont de l'expérience, qui savent ce que c'est que de travailler en entreprise.»
«C'est pathétique, notre taux de diplomation ! Nous sommes en neuvième place au Canada. Je n'adhère pas du tout à l'idée que nous avons le meilleur système d'éducation au monde.» - Daphné Mailloux-Rousseau, directrice générale de l'Ancre des jeunes.
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Au-delà du bilinguisme
L'anglais représente un problème particulièrement criant dans les régions, de l'avis de Mélanie Paul, du Lac-Saint-Jean. «On essaie de trouver des employés qui parlent anglais, mais ce n'est pas toujours évident...»
L'apprentissage des langues, une lacune du système d'éducation ? «Quand je suis arrivée ici [de France], explique Solenne Brouard Gaillot, je croyais que mes enfants, qui ont quatre et cinq ans, apprendraient l'anglais beaucoup plus jeunes. Mais non !»
Pourtant, les tout- petits détiennent une capacité d'apprendre hors du commun, un potentiel sous- exploité. «Ma fille de quatre ans parle quatre langues», lance Chia-Yi Tung. «C'est clair qu'on sous-estime la capacité des enfants.»
«Je crois à l'importance de parler trois langues. Après le français et l'anglais, le mandarin ou le cantonais ?» propose Jonathan Durocher, de la Banque Nationale. Quand son employeur a réalisé une acquisition à Vancouver, raconte-t-il, il s'est senti «dépassé» lorsqu'il est allé sur place pour rencontrer les nouveaux clients. «J'ai croisé des conseillers qui venaient de Taïwan, ou de Chine», explique-t-il.
Vive les brevets libres !
Autre sujet qui soulève les passions autour de la table : la nécessité de libéraliser les brevets.
«C'est incroyable ce que l'ÉTS ou McGill, par exemple, ont dans leurs tiroirs», affirme Noah Redler. À qui appartiennent les brevets ? Aux profs, aux étudiants... Ce qui complique l'enjeu. Mais de plus en plus de grandes entreprises comme Tesla et Honda rendent publics certains de leurs brevets. «Comme ça, les meilleurs développeurs indépendants peuvent innover», fait valoir l'entrepreneur techno.
Le message est clair : il faut à tout prix éviter que les brevets ne prennent la poussière. «Quand quelqu'un approche une université pour acheter un brevet, lance Mathilde Gosselin, accommodez-le !» Heureusement, des initiatives se mettent en branle, comme l'Université Sherbrooke et le BLEU [Bureau de liaison entreprises-universités].»
Outre les brevets, «les centres de recherche auraient avantage à partager certains équipements», ajoute-t-elle.
Ludovic Dumas hoche la tête. «Oui, pas besoin de partager les brevets dans tous les secteurs, mais les équipements pourraient être partagés entre les organisations et les "patenteux".»
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S'ouvrir au monde et faire le choix du Québec
Si les étudiants doivent davantage s'ouvrir au monde, c'est aussi vrai pour nos entrepreneurs. «J'ai participé à une mission commerciale du Québec en Chine, raconte Chia-Yi Tung. Quand je suis revenue, j'ai parlé à des producteurs d'ici pour les inviter à exporter là-bas. On me répondait "je ne sais pas..." Crime ! Ils ont peur, alors qu'ils se battent pour vendre leurs produits ici, pièce par pièce.» Pour la spécialiste du marketing asiatique, trop de Québécois ratent de lumineuses occasions d'affaires, et ce, seulement parce qu'ils doivent d'abord entamer un processus pour exporter. Vu la taille de ces marchés, le jeu en vaut pourtant la chandelle, soutient-elle.
Un manque d'ouverture sur le monde qu'on ne retrouve pas ici, dans la pièce. Si certains viennent d'ailleurs, d'autres ont étudié ou travaillé à l'étranger. Mais ils ont tous fait le choix du Québec. Et ils veulent que d'autres fassent de même.
«Pour attirer des gens ici, on peut compter sur la qualité de nos universités. McGill, Montréal, etc. Ceci dit, la reconnaissance des acquis est vraiment pénible. Et je les comprends [les nouveaux arrivants] de s'installer à Montréal. Ils veulent recréer un sentiment de communauté», ajoute Daphné Mailloux-Rousseau, de l'Ancre des jeunes.
Et puisque les immigrants choisissent surtout Montréal, les régions ne peuvent pas vraiment compter sur des vagues de nouveaux arrivants pour combler leur déficit de main-d'oeuvre.
«Mais jusqu'à quel point la population est prête à accueillir les autres, s'interroge à voix haute Mélanie Paul. En tant qu'autochtone, je sens encore des réticences aujourd'hui. Peut-être devrait-on mieux intégrer nos gens d'ici avant de rechercher à en accueillir plus ?»
Pour Jean-Sébastien Noël, la réponse est simple. C'est la question qui est mal posée. Plutôt que de tenter d'intégrer les immigrants et autres marginalisés avec des programmes, des subventions, bref, tous les outils inimaginables, la clé pour créer une communauté tissée serrée, c'est «d'inspirer au lieu de se contenter d'offrir des outils». C'est par le projet commun que passe l'intégration, souligne-t-il. Et autour de la table, tous hochent la tête.