Née en Ukraine, Marina Gorbis n'aurait jamais pensé diriger un organisme qui explore le futur. Les seuls habitants d'Odessa qui pratiquaient ce métier étant les diseurs de bonne aventure ! Mais l'Institute for the Future (IFTF), installé au cœur de Silicon Valley, est l'un des think tanks les plus respectés du monde. Il accompagne les entreprises dans leur quête du long terme. À la mi-cinquantaine, Marina Gorbis est plus branchée sur les technologies que bien des accros à leurs gadgets. Et sa vision du monde numérique est des plus originales.
DIANE BÉRARD - Comment prédit-on l'avenir ?
MARINA GORBIS - Je ne sais pas, car je ce n'est pas ce que je fais. Ne comptez pas sur moi pour vous dire combien d'iPad il y aura dans 10 ans. Prédire l'avenir est impossible. Par contre, nous pouvons déterminer les signaux qui permettent de dessiner une vision de l'avenir. Par exemple, de plus en plus de gens accomplissent des projets à l'extérieur des frontières naturelles que sont les entreprises. Pourquoi maintenant ? Parce que la technologie le permet. Qu'est-ce que cela nous apprend pour l'avenir ? Que le succès d'une technologie repose sur son application sociale. Ce ne sont pas les plateformes de partage qui ont donné envie aux gens de créer sans structures formelles. C'est leur besoin de créer librement qui a fait naître cette technologie.
D.B. - Quel est le mythe le plus tenace à propos du futur ?
M.G. - On l'associe toujours à la rapidité. Comme si son but ultime consistait à accomplir nos activités plus rapidement. C'est faux. Parfois, il est simplement question de faire les choses autrement. Comme dans le cas de Wikipédia ou des sites de financement par les foules.
D.B. - Votre institut traque-t-il les tendances ?
M.G. - Non. Les tendances sont éphémères, ce sont de petits mouvements spontanés. Notre institut s'intéresse plutôt aux mouvements tectoniques, souterrains, ceux qui provoquent d'importantes réactions.
D.B. - Comment l'IFTF est-il financé ?
M.G. - D'abord, par nos membres. Plusieurs sociétés paient une cotisation annuelle afin de nous permettre de mener les projets que nous jugeons pertinents en fonction de notre mission. Ces membres sont aussi variés que le gestionnaire de fonds Fidelity, la société cosmétique Aveda et l'Association médicale américaine. L'autre portion de notre budget est ensuite bouclée grâce à des mandats privés au cours desquels nous accompagnons des organisations dans leur planification stratégique ou leur processus d'innovation. C'est un processus en trois phases : nous partons de l'information connue (foresight) pour aller vers celle que nous décodons à partir de ce que nous disent nos clients et des signaux que nous décodons nous-mêmes (insight). Cela se termine par l'action, une étape à laquelle nous ne participons pas nécessairement.
D.B. - Vous vous intéressez à la relation entre l'humain et la machine. Où en est celle-ci ?
M.G. - Les humains ont toujours travaillé étroitement avec les machines. Aujour-d'hui, nous sommes carrément interdépendants. Parfois, ce sont elles qui enrichissent notre travail ou nos activités. Parfois, c'est notre contact qui les rend plus intelligentes. Une chose est certaine, la relation humain-machine est très perturbante. Les travailleurs de la classe moyenne en savent quelque chose ; voilà 30 ans que leur gagne-pain diminue à cause des machines. Toute activité qui peut être décodée et programmée est accomplie par une machine. Même certaines tâches légales le sont.
D.B. - Vers quoi s'en va cette relation ?
M.G. - Elle est en train de redéfinir la notion de travail. Réalisez-vous que nous travaillons plus et non moins à cause de l'omniprésence de la technologie ? On arrive de moins en moins à établir une frontière entre notre temps de travail et notre temps libre. Et nous n'assistons qu'aux balbutiements de cette révolution.
D.B. - Qu'est-ce que la technologie nous apporte ?
M.G. - Voilà une question que je ne me suis jamais posée. [Silence.] Je dirais que la technologie est neutre. Elle n'est ni bonne ni mauvaise. Chaque nouvelle technologie ou invention nous apporte et nous enlève quelque chose. On ne s'en sort pas. Socrate ne disait-il pas que les livres constituaient la pire des inventions, parce qu'ils atrophieraient nos mémoires ? Faisons le parallèle avec nos téléphones intelligents et outils électroniques. Ne leur avons-nous pas «sous-traité» notre mémoire ? Ce que l'on sait n'a plus d'importance tant que l'on arrive à se souvenir où nous avons entreposé l'information...
D.B. - Vous avez cessé votre collaboration au site Huffington Post en affirmant que «nous sommes devenus des paysans de l'ère numérique». Que voulez-vous dire ?
M.G. - Le titre de mon blogue était : «Je ne travaillerai plus à la ferme d'Arianna [Huffington]». Je trouve que notre siècle a des airs de Moyen Âge. À l'époque, le fruit du travail des paysans permettait aux seigneurs de vivre grassement. Aujourd'hui, le fruit du travail, «bénévole», des chroniqueurs permet aux sites des entreprises de presse de faire leurs frais. Quelle différence avec le Moyen Âge ? Le paysan en tirait une terre pour survivre. Le chroniqueur en tire de la visibilité. Mais ce sont les seigneurs médiévaux et les propriétaires des sites d'information qui retirent les bénéfices. Paysans d'hier ou paysans d'aujourd'hui, je ne vois aucune différence.
D.B. - Les paysans du numérique vont-ils se révolter ?
M.G. - Peut-être pas, ce modèle économique peut subsister. Il est possible que nous continuions à produire des contenus gratuitement. Des tensions subsisteront, mais les tensions ne sont pas toujours négatives. Celles-ci peuvent devenir source de création. Il est aussi possible que nous amorcions une transition vers un système où nous inventerons une monnaie alternative appropriée aux contributions à l'ère numérique. Une monnaie n'est rien d'autre que de l'information à laquelle tout le monde attribue la même valeur.
D.B. - Vous affirmez que pour décoder le futur, il faut s'inspirer des immigrants.
M.G. - Un immigrant doit tout apprendre. Sa terre d'accueil n'obéit pas aux mêmes règles que son pays d'origine. Il en va de même pour le futur, vous devez le considérer comme un pays étranger. Regardez-le avec les yeux d'un immigrant. Je reviens sur le concept de l'argent. L'ère numérique redéfinit la relation que certains entretiennent avec l'argent et le travail. D'autres facteurs de motivation apparaissent, comme la réputation sur la toile, le réseau, la contribution à la communauté. Si vous regardez l'avenir en ne considérant que la vision traditionnelle de l'argent, certains signaux vous échapperont.
D.B. - Quel conseil donneriez-vous à nos lecteurs qui désirent ouvrir leur esprit pour mieux décoder les signaux du futur ?
M.G. - Trouver un ami dont la vie est à mille lieues de la vôtre. Il est né à l'étranger, possède des valeurs différentes. Fréquentez d'autres univers qui n'ont rien à voir avec votre entreprise.
D.B. - Comment devient-on «décodeur de signaux» comme vous ?
M.G. - Il faut être un généraliste multidisciplinaire. Par exemple, un designer qui s'intéresse aux mathématiques et à la biologie. Malheureusement, notre système d'éducation ne favorise pas ce genre de parcours. C'est dommage, parce que de tels candidats seraient précieux pour de nombreuses organisations, pas seulement pour notre institut.
LE CONTEXTE
Toutes les entreprises veulent se différencier. Développer ce petit quelque chose qui les rendra uniques et comblera les besoins des clients avant leurs concurrents. Pour y arriver, il faut voir loin. L'Institute for the Future (IFTF) a pour mission de voir loin.
SAVIEZ-VOUS QUE...
La pire année de la vie de Marina Gorbis fut celle où elle a étudié le génie maritime.
«Un immigrant doit tout apprendre. Sa terre d'accueil n'obéit pas aux mêmes règles que son pays d'origine. Il en va de même pour le futur, vous devez le considérer comme un pays étranger. Regardez-le avec les yeux d'un immigrant.»