Elle n'a jamais étudié le droit. Mais après avoir passé trois ans à négocier avec les promoteurs du nouveau World Trade Center, à New York, l'ingénieure Carolyn Hanson-Carbonneau pourrait maintenant donner des conférences en droit de la construction.
Au début des années 2000, le Groupe ADF était passé à deux doigts de la faillite après avoir participé à la construction d'un stade de football à Detroit. En raison de quelque 22 000 changements aux plans initiaux, les coûts de fabrication avaient augmenté de 90 millions de dollars. L'entreprise de Terrebonne n'a cependant jamais pu être remboursée par les propriétaires du stade, et quelques années de vaches maigres ont suivi.
Pour des raisons semblables, un des derniers grands projets d'ADF, la fabrication des charpentes métalliques du World Trade Center, aurait pu mal tourner. En raison des exigences de sécurité très élevées des donneurs d'ordres, les coûts ont rapidement dépassé les prévisions. Les autorités responsables ont ensuite fait la sourde oreille et ont voulu forcer ADF à assumer les pertes.
Dans la peau d'une avocate
Rodée par l'expérience, ADF a cependant su voir venir le coup. Après un spectaculaire bras de fer qui s'est rendu jusqu'aux portes de la Cour suprême de l'État de New York en octobre dernier, ADF a eu gain de cause dans un règlement hors cours et a pu toucher les 25 M$ en dépassements de coûts que les promoteurs ne voulaient pas lui rembourser.
«Au fil de ces trois années, je suis quasiment devenue une avocate ! Lors de mes discussions avec le client, j'étais constamment accompagnée d'avocats. Le dossier était tellement technique que nos avocats ne savaient souvent pas quelles questions poser. C'était à moi de le faire.
«Je devais également anticiper les questions du client. Et surtout, voir ce qui se cachait derrière», raconte l'ingénieure à l'emploi du Groupe ADF depuis 1994.
Projet prestigieux au goût amer
Mme Hanson-Carbonneau, vice-présidente, ingénierie et opérations, d'ADF, était responsable de ce prestigieux projet d'une valeur de 150 M$, le plus ambitieux de sa carrière.
«Sur le plan technique, ce n'est pas le projet le plus complexe. La complexité était ailleurs, dans les demandes des donneurs d'ordres, qu'il fallait sans cesse décoder.» Elle compare cet épisode de sa vie professionnelle à une grande partie d'échecs jouée avec quelqu'un qui serait de «mauvaise foi».
«Heureusement, mes supérieurs m'ont constamment appuyée. Et ce sont de merveilleux joueurs d'échecs !» dit-elle au sujet de Jean Paschini, président du conseil et chef de la direction, et de Pierre Paschini, président et chef de l'exploitation.
Les nouvelles tours seront inaugurées l'automne prochain. Mais l'événement qui aurait dû être l'occasion de célébrer laissera un goût amer aux gens d'ADF.
«Ce projet a été un fiasco total. Les promoteurs ont voulu transférer des dépassements de coûts de plus de 1 milliard de dollars sur les épaules des sous-traitants et des fabricants. Certains ont même fait faillite», affirme Mme Hanson-Carbonneau.
Bâtiment antiterroriste
ADF a fourni la structure d'acier de la Tour 1 de 105 étages appelée Freedom Tower ainsi que du Transportation Hub (métro) souterrain. L'entreprise a également fabriqué l'antenne de communication de 450 pieds appelée Spire qui couronne cette tour. Elle a aussi participé à la construction de la charpente de la Tour 4.
Impliquée dans ce projet à compter de l'automne 2009, ADF a frappé un premier mur en octobre 2011. L'entreprise avait alors déposé une poursuite pour rupture de contrat et «balances non payées».
Pourquoi ce contrat a-t-il été aussi difficile à réaliser ? «Les exigences initiales des donneurs d'ordres n'étaient pas claires du tout. Et elles n'ont pas cessé de s'allonger au fil du temps», indique Mme Hanson-Carbonneau.
Craignant d'éventuelles attaques terroristes, les donneurs d'ordres ont voulu créer des bâtiments d'une solidité à l'épreuve des explosions.
Mais comme l'explique l'ingénieure du Groupe ADF, il n'existe pas de codes pouvant décrire comment bâtir de telles structures ultra-sécuritaires. Tout était à faire.
Des normes qui datent de la guerre froide
«Nous avons été des cobayes. Les dernières normes de construction visant à renforcer les bâtiments face à d'éventuelles explosions datent de la guerre froide. Or, depuis ce temps, le monde de la construction a énormément changé», dit Mme Hanson-Carbonneau.
En conséquence, les demandes des donneurs d'ordres étaient inédites. En outre, elles ont changé au fil du temps.
«Les critères étaient nettement exagérés. On parle d'over-design. En conséquence, les taux de rejet et de réparation des objets produits en usine à Terrebonne étaient très élevés», explique l'ingénieure.
«On nous a même demandé de construire des éléments du Transportation Hub comme s'il s'agissait d'un pont. Cela concernait plus de 5 000 soudures qui devaient, chacune, être exécutées à la perfection, sinon tout le reste en était touché. Les heures travaillées ont doublé !
«Nous avons fait intervenir un expert en ponts afin de signaler au client à quel point ce type de demande était irréaliste. Mais c'était peine perdue», explique Mme Hanson-Carbonneau.
Tout au long de la réalisation du contrat, ADF a ainsi oeuvré en «terrain inconnu», au rythme de «batailles continuelles» avec des donneurs d'ordres qui ne savaient pas comment s'y prendre pour arriver à leurs fins.
Groupe ADF affirme avoir eu l'appui de l'industrie nord-américaine de l'acier et ne pas craindre d'éventuelles retombées négatives lorsqu'il soumissionnera à l'avenir au pays de l'oncle Sam.
«Nous sommes persuadés que les donneurs d'ordres ne reprendront plus jamais ce genre de chemin. N'oublions pas que les dépassements de coûts ont atteint un milliard de dollars», dit la vice-présidente.
Et même si elle fut difficile, l'expérience compte plus d'un aspect positif. «Malgré les relations conflictuelles avec les donneurs d'ordres, nous avons tout de même réussi à réaliser notre mandat. Si on a réussi dans de telles conditions, c'est qu'on peut réussir n'importe quoi !» résume-t-elle.