DOSSIER INTELLIGENCE ARTIFICIELLE - Element AI progresse à un rythme effréné. La start-up montréalaise n'a pas encore soufflé sa première bougie qu'elle a déjà obtenu un financement de 137 millions de dollars (M $) qui lui permettra de s'installer en Asie et de tripler son effectif. Ce parcours devrait même aboutir sur le parquet de la Bourse d'ici cinq ans, explique son PDG, Jean-François Gagné, en entrevue.
Dans une petite salle de réunion aux murs blancs, l'entrepreneur de 36 ans, qui porte le t-shirt et le veston de mise pour un trentenaire à la tête d'une jeune pousse techno, parle avec enthousiasme des défis qui l'attendent. «C'est pas mal le plus vite qu'on puisse faire», confie le dirigeant, qui laisse échapper un petit rire évoquant l'ampleur de la tâche à accomplir. «On est à la limite, poursuit-il. Plus vite que ça, ce serait casse-cou.»
Lancée par quatre fondateurs, dont font partie M. Gagné et Yoshua Bengio, le chercheur de l'Université de Montréal de réputation internationale, Element AI n'existe que depuis octobre 2016. Elle met au point des applications tirées de l'intelligence artificielle (IA) pour le compte de grandes entreprises qui n'ont pas d'expertise dans le domaine. Elle a déjà terminé une dizaine de contrats, et son équipe mène actuellement de «15 à 20 projets» pour différents clients dans les secteurs de la finance, du manufacturier, de la robotique, de la logistique et de la cybersécurité.
Parmi ces projets, l'équipe de programmation a développé des algorithmes pour aider un investisseur institutionnel à rééquilibrer ses portefeuilles en analysant les risques et les dynamiques de marché. Dans le secteur manufacturier, elle a conçu des applications afin de mieux prédire le moment où les machines auront besoin d'être entretenues. Dans deux secteurs différents, donc, ces nouvelles applications ont en commun de procurer une interprétation plus sophistiquée des données grâce à une meilleure vue d'ensemble de toutes les informations disponibles, résume le dirigeant.
Depuis environ trois ans, les progrès technologiques liés à la collecte de données font en sorte qu'il devient «possible» et «abordable» de développer ce type de solutions, explique M. Gagné. Ces innovations font miroiter d'importants gains d'efficacité aux grandes organisations, et l'intérêt se reflète dans les discussions que le PDG a eues avec près de 300 clients potentiels. «La demande est beaucoup plus grande que ce que j'avais pensé, admet-il. Il a fallu que nous mettions les bouchées doubles.»
Le succès n'est pas passé inaperçu auprès des investisseurs en capital de risque. En juin dernier, la société a obtenu un financement de 137 M $ d'investisseurs réputés, dont Microsoft Ventures et Intel Capital. L'argent lui permettra d'embaucher 250 personnes (une cinquantaine ont été recrutées jusqu'à maintenant) et d'ouvrir des bureaux à Singapour et à Séoul. «L'Asie est en pleine ébullition, constate M. Gagné. Il fallait s'établir là-bas pour profiter de ce marché en forte croissance. De plus, il y a un appétit énorme pour l'intelligence artificielle dans cette région.»
D'ici un an, Element AI prévoit qu'elle aura 350 employés, dont 250 dans ses bureaux de Montréal et de Toronto et une centaine en Asie. L'entreprise emploie actuellement environ 150 employés, dont près de 130 sont établis à Montréal. Dans un an, la société se tournera vers l'Europe. Montréal ne restera pas en plan pendant que l'entreprise bâtit son empreinte internationale. Element AI mène des projets d'agrandissement qui devraient lui permettre d'accueillir jusqu'à 450 personnes dans ses installations québécoises.
Un bassin professionnel restreint
La rentabilité n'est pas encore sur le radar. Element AI génère des revenus, mais elle a besoin de dépenser davantage pour atteindre une masse critique. «La priorité, c'est d'investir pour bâtir la technologie et élargir l'écart entre nos produits et ce qui est disponible dans le marché», précise le dirigeant.De combien de temps dispose Element AI avec les fonds qu'elle a obtenus lors de son financement ? «Ça dépend de la vitesse à laquelle on va croître, répond le dirigeant. Je pourrais fonctionner très longtemps avec ce capital si j'arrêtais d'embaucher aujourd'hui, mais ce n'est pas l'idée. Avec nos ressources, on peut gérer la vitesse de la croissance. J'aimerais qu'on ait besoin de retourner en financement le plus tôt possible. Ça voudrait dire qu'on a réussi à faire nos embauches et à mener nos projets.»
L'entreprise s'est donné l'objectif d'entrer en Bourse d'ici quatre ou cinq ans, mais le PDG espère réaliser au moins une autre ronde de financement d'ici là.
Le bassin de professionnels dans le domaine est retreint. Avec son réseau, Element AI a été en mesure d'embaucher des gens capables de s'attaquer à la tâche dès leur entrée en fonction. L'employeur devra désormais trouver de nouveaux cerveaux «un peu avant» le démarrage des projets auxquels ils travailleront afin de les former.
La rareté de la main-d'oeuvre a aussi amené Element AI à mettre sur la glace une partie de sa mission. À sa fondation, elle voulait servir d'incubateur dans le domaine de l'IA. L'idée était de créer une entreprise pour chaque secteur qu'elle sert. «On a constaté qu'il valait mieux concentrer le talent au même endroit, explique M. Gagné. Les entreprises créées auraient dû composer avec des problèmes d'embauche et n'auraient pas pu couper le lien avec Element AI. On veut toujours le faire, mais c'est plus difficile pour le moment.»
Quel avenir pour Montréal ?
Avec leur encaisse bien garnie, les géants de la techno ont les moyens de désamorcer la concurrence en achetant leurs rivaux. Element AI est-elle à risque de connaître ce sort ? La question se pose au moment où les gouvernements et des investisseurs concertent leurs efforts afin de faire de Montréal un pôle de l'intelligence artificielle.
M. Gagné, qui en est à sa troisième entreprise, n'exclut pas entièrement ce scénario, mais la possibilité de monétiser rapidement l'investissement n'est pas ce qui anime les quatre cofondateurs, qui sont toujours majoritaires au capital de la start-up. «On voulait créer une entreprise canadienne, établie à Montréal, qui allait tirer profit du savoir-faire local et payer des impôts ici, raconte-t-il. C'est bien que les Google et IBM de ce monde créent des emplois à Montréal, mais la propriété intellectuelle qu'ils engendrent traverse gratuitement la frontière et est monétisée ailleurs.»