FOCUS RÉGIONAL: ESTRIE. Au large de Fort Pierce, sur la côte est de la Floride, à environ deux kilomètres de la plage, surnage une bouée ballotée par les flots. Mine de rien, il s’agit d’une petite usine de production d’eau potable capable de dessaler entre 30 000 et 50 000 litres d’eau de mer par jour; assez pour satisfaire les besoins d’environ 250 personnes. Plus étonnant encore, cette technologie verte de dessalement de l’eau de mer vient de Sherbrooke, au coeur de l’un des territoires les mieux dotés en eau potable du monde.
«C’est le même principe qu’une pompe à vélo», illustre Dragan Tutic, président et fondateur d’Oneka Technologies, qui a développé ce système de deux mètres de diamètre sur trois mètres de hauteur — dont un seul émerge à la surface. Le mouvement des vagues fait monter et descendre la bouée amarrée au fond de l’océan. À la descente, l’appareil se remplit. En remontant, l’eau sous pression traverse des membranes à osmose inverse, qui la dessale. Un tuyau achemine ensuite l’eau traitée vers la côte pour y être entreposée ou être directement déversée dans le réseau public. Le nombre de bouées, reliées en réseau, dépend des besoins totaux.
Contrairement aux systèmes traditionnels de dessalement, l’eau potable produite par Oneka n’utilise aucune énergie fossile, signale l’ingénieur. La nature s’en charge. «Au lieu de faire fonctionner des pompes avec de l’électricité, on utilise le mouvement des bouées qui aspire et pressurise l’eau qui traverse les membranes.»
Objectif Caraïbes
Oneka Technologies ne cache pas ses ambitions: elle souhaite faire de ses bouées de dessalement LA solution à l’accès à l’eau potable des collectivités côtières de la planète. La bouée installée en Floride lui sert de vitrine commerciale. «Notre projet, nommé Iceberg [qui sera bientôt installé en Floride], s’applique aux petites communautés, à des hôtels de 500 à 600 chambres, à de petites entreprises côtières, comme des centrales d’énergie, des cimenteries… Des endroits qui consomment entre un et deux millions de litres par jour», énumère Dragan Tutic.
Pour le moment, raconte le diplômé de l’Université de Sherbrooke, les marchés ciblés par Oneka possèdent trois caractéristiques centrales: l’eau potable et l’électricité y coûtent cher et le besoin en eau y est relativement modeste. «On commence à de petits endroits où l’eau coûte plus cher afin de développer notre produit et de réduire notre coût de production», indique-t-il en précisant qu’il s’agit d’un premier pas. «La prochaine étape consiste à développer des modèles plus gros pour atteindre des économies d’échelle et réduire le coût de l’eau dessalée.»
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la vitrine commerciale d’Oneka se situe sur la côte est de la Floride. Plus loin au large se trouvent les îles des Caraïbes où, justement, l’eau potable et l’énergie sont chères et où les besoins sont à la hauteur de ce que la PME peut livrer pour le moment. «Il y a des endroits des Caraïbes où l’électricité coûte 35 cents le kW/h, avance Dragan Tutic. [Dans cette région du monde], l’eau coûte de 4$à 8 $le mètre cube», alors que son entreprise «s’attend à pouvoir produire et vendre de l’eau en dessous de 2$le mètre cube d’ici quelques années».
Dans les premiers mois de 2022, le système installé à South Hutchinson Island, en Floride, sera remplacé par un assemblage d’une dizaine de bouées. Quant à la bouée de démonstration, elle sera déplacée à proximité de la capitale chilienne, Santiago. «Les services publics ont de grands besoins en dessalement parce que tout le nord du Chili est très désertique, explique le président d’Oneka. Et il y a plusieurs usines, notamment des minières, qui ont besoin de leur propre système pour s’alimenter en eau.»
Une entreprise en croissance
Il a fallu un peu moins de 10 ans à l’équipe d’Oneka pour développer son système de dessalement. Elle amorce maintenant la phase de commercialisation. Dragan Tutic croit que son modèle d’affaires, qui conserve la propriété des bouées et vend l’eau potable produite, devrait l’aider à séduire les clients. «Au lieu que le client assume le risque de l’achat de bouées et de leur opération, on leur vend l’eau à un prix plus avantageux que ce qu’ils connaissent.»L’entrepreneur sherbrookois voit un autre avantage à cette stratégie. «Ça nous permet de nous développer sans avoir à attendre que notre produit soit parfait.»Afin d’accélérer son entrée sur le marché, le nombre d’employés d’Oneka est d’ailleurs passé de 7 à 19 depuis 2019.
Tout cela semble susciter l’intérêt des investisseurs. La campagne de souscription menée en début d’année a permis de récolter 5,5 millions de dollars auprès d’investisseurs du Canada, d’Europe et des États-Unis. Le fonds néo-écossais Innovacorp, spécialisé dans les jeunes pousses en technologies renouvelables, accapare la part principale de ce financement. Quant aux investisseurs québécois, ils représentent moins de 10 %.
Oneka développe actuellement un autre système de dessalement aux bouées plus petites, baptisé Snowflake, dont un prototype flotte aussi au large de Fort Pierce. Ce nouveau produit vise à pouvoir répondre à des situations d’urgence en se déployant rapidement afin de combler des besoins temporaires. «Au lieu d’envoyer une palette de bouteilles d’eau, on envoie une palette sur laquelle notre système est installé et qui peut produire de 500 à 1500 litres par jour», illustre Dragan Tutic.