L'économie américaine est entrée dans une phase d'expansion en juin 2009, après avoir traversé la Grande récession de 2008-2009. Cela veut donc dire que les États-Unis connaissent une expansion économique ininterrompue depuis maintenant 8 ans et demi, ce qui en fait une période inhabituellement longue selon les standards historiques. De 1954 à 2009, l'expansion économique moyenne a duré 58 mois, soit un peu moins de 6 ans. La plus longue période d'expansion depuis 1954 a été enregistrée entre mars 1991 et mars 2001, soit 10 ans.
Il est évidemment difficile de prévoir quand l'expansion économique que nous connaissons prendra fin et ce n'est certainement pas mon intention de tenter de le prédire. Je ne crois toutefois pas prendre un grand risque en déclarant que nous sommes aujourd'hui plus près de sa fin que de son commencement. En général, je ne crois pas qu'un investisseur devrait porter beaucoup d'attention aux données macroéconomiques. Il est toutefois important d'avoir une idée d'où on se situe dans le cycle économique.
Si nous sommes effectivement vers la fin d'un cycle économique, cela signifie que l'économie pourrait éventuellement ralentir sensiblement. Or, je suis d'avis que de nombreuses entreprises ne sont pas nécessairement prêtes à un tel ralentissement. Selon un rapport récent préparé par Morgan Stanley, le ratio de la dette totale des sociétés américaines par rapport à leurs profits d'exploitation se situerait autour de 2,8 présentement, ce qui serait plus élevé que le ratio de près de 2,65 enregistré en 2009.
L'effet de levier que confère l'utilisation de la dette opère dans deux directions. Il peut être très avantageux et magnifier la performance financière d'une entreprise lorsque les conditions sont favorables et que ses profits sont en croissance. En revanche, il peut accentuer sensiblement les problèmes financiers de cette même entreprise lorsque les conditions deviennent moins favorables, que ce soit en raison d'un ralentissement économique ou de tout autre revers spécifique à une industrie ou à cette entreprise.
Ce constat m'est venu au cours des dernières semaines, alors que j'ai observé la chute brutale en Bourse des titres de deux sociétés américaines d'envergure.
La première est Newell Brands («NWL»), une société de produits de consommation - elle fabrique entre autres les stylos Sharpie et les contenants Rubbermaid - d'une valeur boursière de 15 milliards de dollars. Son titre a perdu plus de 40 % depuis juin dernier. Il y a près de 18 mois, Newell a finalisé l'acquisition de Jarden Corp., fabricant des gants de baseball Rawlings et des machines à café Mr. Coffee, pour la somme de 15,4 G$ US. Le titre de Newell a perdu 27 % de sa valeur le lendemain de la publication de ses résultats financiers pour le trimestre clos le 30 septembre 2017. La direction blâme des retards de commandes de la part de ses clients, les commerces de détail, pour les résultats inférieurs aux attentes et pour les perspectives plutôt nébuleuses concernant les trimestres à venir. Je crois toutefois que la réaction des investisseurs quant aux résultats aurait probablement été plus conciliante si Newell n'avait pas été aussi endettée. Au 30 septembre 2017, le bilan de la société faisait état d'une dette nette de près de 10,7 G$, ce qui, selon mes calculs, représente 4,8 fois les profits d'exploitation (BAIIA) des 12 derniers mois. Avec un tel degré d'endettement, la marge de sécurité me semble plutôt mince et la société ne peut vraisemblablement pas se permettre trop d'écarts de performance.
Un autre titre qui a chuté fortement au cours des dernières semaines est Teva Pharmaceutical («TEVA»), le plus grand fabricant de médicaments génériques au monde. Son titre valait plus de 32 $ à la fin juillet ; il en vaut aujourd'hui 11,40 $, une chute avoisinant 65 %. Plus de 21 G$ de valeur boursière s'est ainsi volatilisé. Il est clair que les conditions de marché dans l'industrie se sont détériorées au cours des derniers mois alors que des allégations de pots-de-vin versés par Teva ont été révélées et qu'une plus grande concurrence dans le secteur se traduit par des baisses de prix de nombreux médicaments génériques. Cependant, ces problèmes seraient probablement gérables si Teva n'avait pas une dette aussi élevée. Au 30 septembre 2017, sa dette nette totalisait plus de 34,0 G$ alors que ses profits d'exploitation des 12 derniers mois atteignaient 5,7 G$, ce qui se traduit par un ratio dette nette-BAIIA de près de 6,0. Dans le même secteur, j'aurais pu utiliser l'exemple de Valeant («VRX»), dont la dette nette au dernier trimestre se chiffrait à 29,9 G$ US.
Si l'on veut un autre exemple du risque lié à l'endettement, je me souviens bien de l'expérience malheureuse de Jean Coutu («PJC.A»), après son acquisition de 1 549 pharmacies Eckerd dans 13 États américains. Cette acquisition avait été réalisée en avril 2004 pour la somme d'environ 2,5 G$ US, financée en grande partie par la dette. Au 31 mai 2005, le bilan de Jean Coutu reflétait cette acquisition alors que sa dette nette totalisait plus de 2,4 G$ CA, ce qui représentait 5,6 fois ses profits d'exploitation de l'exercice. Jean Coutu s'en est bien sortie en vendant sa filiale américaine deux ans plus tard à Rite Aid pour 1,45 G$ US en espèces, la prise en charge de 850 M $ US de dette et une participation de 33 % dans Rite Aid. Il reste que le titre de Jean Coutu valait près de 19 $ l'action lorsque la société a fait l'acquisition d'Eckerd et qu'il n'en valait plus qu'autour de 12 $ au moment de la vente de ses activités américaines à Rite Aid.
Depuis quelque temps, la pression est particulièrement forte sur les dirigeants pour qu'ils utilisent le bilan de leur entreprise afin de maintenir la croissance. Le coût de la dette est actuellement tellement bas qu'il est facile de réaliser une acquisition qui ajoutera aux profits de l'acquéreur. Ainsi, rares sont les sociétés qui ont des bilans qui affichent peu ou pas de dette et beaucoup d'encaisse. Celles-ci sont sous la pression constante de la part d'investisseurs pour utiliser cette dette afin de faire des acquisitions, racheter des actions ou verser des dividendes à leurs actionnaires.
Qu'arriverait-il si l'économie ralentissait sensiblement ? Si les taux d'intérêt augmentaient pour la peine ? On a vu, avec les deux exemples cités plus haut, à quel point les titres de sociétés très endettées peuvent s'effondrer lorsqu'elles connaissent la moindre difficulté. Puisque nous sommes probablement assez avancés dans le cycle d'expansion économique, le moment n'est probablement pas bien choisi de détenir des titres de sociétés très endettées dans son portefeuille.
EXPERT INVITÉ
Philippe Le Blanc est gestionnaire de portefeuille chez COTE 100 et éditeur de la Lettre financière COTE 100. Plusieurs comptes sous la gestion de COTE 100 possèdent des actions de Berkshire Hathaway.