Tandis que les opérateurs boursiers Intercontinental Exchange (ICE) et NYSE Euronext ont officiellement fusionné, la question du futur de la Bourse de Montréal ressurgit. L'avenir de cette dernière est d'autant plus incertain qu'ICE Canada, la filiale canadienne du nouveau géant américain, travaillerait à concurrencer le produit phare de la place montréalaise.
La fusion entre ICE et NYSE Euronext a créé un poids lourd des produits dérivés, ce qui réveille les interrogations quant à l'avenir de la Bourse de Montréal. Ces interrogations avaient été enterrées depuis l'abandon du projet de fusion avec la Bourse de Londres.
En vertu d'une capitalisation boursière inférieure à trois milliards de dollars (2,8 G$), le Groupe TMX fait figure de Petit Poucet par rapport à ICE et à ses 16,6 G$ de capitalisation. Et la Bourse de Montréal pourrait bien faire les frais de l'arrivée du nouveau Goliath.
À première vue, la Bourse de Montréal ne devrait pas s'inquiéter de ce nouveau mastodonte qui opère déjà au Canada en tant que place boursière de produits dérivés agricoles par l'intermédiaire de sa filiale ICE Canada acquise en 2007, anciennement la Winnipeg Commodity Exchange.
Néanmoins, selon des sources proches des dossiers de réglementation financière qui ont demandé l'anonymat, ICE Canada travaillerait à lancer un produit dérivé sur taux d'intérêt qui entrerait en concurrence directe avec le BAX, le contrat à terme sur acceptations bancaires qui a fait la renommée de la Bourse de Montréal.
Stephen Boland, analyste chez Valeurs mobilières GMP, qui suit le titre du Groupe TMX, confirme avoir entendu des rumeurs similaires quant au lancement d'un concurrent au BAX. Jean-François Sabourin, pdg de Jitney, un courtier exécutant installé à Montréal, dit aussi avoir entendu parler d'un produit, sans toutefois avoir plus de détails. «Je n'ai rien trouvé là-dessus, malgré mes recherches», dit-il.
De leur côté, Kenneth Worthington, analyste de JP Morgan, et Alex Kramm, analyste chez UBS, deux experts qui suivent le titre d'ICE, admettent ne pas avoir approfondi leurs recherches sur ICE Canada et ses produits en raison du faible poids de la filiale canadienne dans les activités du groupe ICE.
Quant à la Bourse de Toronto et à la Bourse de Montréal, toutes deux préfèrent faire la sourde oreille. Catherine Kee, gestionnaire des communications du Groupe TMX, affirme «ne pas commenter des rumeurs».
Même son de cloche du côté d'ICE. «Notre règle est de ne pas communiquer sur nos occasions de lancement de produits», dit Brookly McLaughlin, directrice des communications d'ICE à Chicago.
Un marché atypique
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Un marché atypique
Je n'ai pas d'informations concernant le lancement d'un produit concurrent au BAX, mais ce n'est pas surprenant, car il y a clairement un monopole au Canada et donc des occasions pour de nouveaux entrants, dit Jos Schmitt, pdg d'Aequitas, un nouvel opérateur boursier visant à concurrencer le modèle de la Bourse de Toronto et de la Bourse de Montréal, qui privilégie les courtiers aux dépens des clients utilisateurs.
Le monopole de la Bourse de Montréal, qui en fait la Bourse nationale canadienne de produits dérivés, remonte à une entente signée en 1999. Toutefois, cette entente conclue entre les Bourses de Toronto, de l'Alberta, de Vancouver et de Montréal ne concerne que ces quatre Bourses maintenant réunies au sein du même groupe (TMX).
«Cette entente ne vient aucunement empêcher des Bourses concurrentes de faire des activités au Québec», dit Sylvain Théberge, directeur des relations médias à l'Autorité des marchés financiers. «Par exemple, ICE Futures Europe, ainsi qu'Eurex Deutschland et Eurex Frankfurt AG, sont des Bourses de dérivés étrangères qui ont des activités au Québec.»
Néanmoins, malgré la présence de ces quelques Bourses étrangères opérant dans la Belle Province, il n'y a pas de grande concurrence à Montréal, estime Jos Schmitt.
«Groupe TMX est le plus grand acteur dans le marché des dérivés canadiens, et il n'a pas de concurrents directs, tout au plus une concurrence indirecte en provenance des marchés américains», dit-il. Par rapport aux États-Unis et à l'Europe, où plusieurs Bourses de dérivés se font concurrence, le cas canadien est plutôt atypique, souligne Jos Schmitt. En effet, au sud de la frontière, 10 places boursières de produits dérivés se livrent concurrence, dont les plus connues sont ICE, la Chicago Mercantile Exchange (CME) et la New York Mercantile Exchange (NYMEX). En Europe, 18 Bourses de dérivés s'affrontent. Les plus célèbres d'entre elles sont le LIFFE, le Belfox (la Bourse belge) et l'Eurex (la Bourse allemande).
Une concurrence bien timide
Au Canada, la seule solution de rechange nationale à la Bourse de Montréal provient du marché de gré à gré tenu par les six grandes banques du pays, explique Jean-François Bernier, pdg d'Interactive Brokers, un courtier montréalais. À la différence des produits inscrits négociés à la Bourse de Montréal, les produits échangés de gré à gré ne sont pas des produits standardisés et peuvent donc être adaptés à une demande spécifique d'un client. Ce marché est tenu par les banques, «car ça demande du crédit», explique Jean-François Sabourin.
Le marché des produits inscrits est très petit comparativement au marché des produits de gré à gré. «Les grandes banques, qui sont les principaux utilisateurs de dérivés, ne se servent des produits de la Bourse de Montréal que de manière très restreinte», dit M. Bernier. Généralement, les banques et les autres investisseurs institutionnels recourent aux dérivés pour couvrir leurs positions. «Mais cette couverture s'exerce à 80 % grâce à des obligations, soit un marché de gré à gré, et pour seulement 20 % des cas par l'intermédiaire de contrats à terme inscrits à la Bourse», précise Jean-François Sabourin.
Les grands acteurs n'aiment pas la Bourse, car cela amène de la visibilité, explique Jean-François Bernier. «Les investisseurs institutionnels recherchent l'opacité», poursuit-il. Par conséquent, les ordres passés à la Bourse de Montréal émanent principalement de petits acteurs. «Ils proviennent principalement de spéculateurs et non pas d'investisseurs recherchant une couverture.»
Toutefois, bien que le marché de gré à gré constitue la seule solution de rechange à la Bourse de Montréal, on ne peut pas vraiment parler de concurrence, car les dérivés de la Bourse et ceux du marché de gré à gré ne sont pas totalement substituables (marché standardisé par rapport à marché personnalisé). «Les produits de la Bourse de Montréal ne s'échangent qu'à la Bourse de Montréal. Si je veux un Big Mac, je vais chez McDonald's, pas chez Burger King», illustre M. Bernier, d'Interactive Brokers.
En ce qui concerne les systèmes de négociation parallèle (SNP) qui constituent une autre possibilité à la Bourse de Toronto, ils n'offrent toujours pas de solutions de rechange aux investisseurs intéressés par les produits dérivés. «Les systèmes parallèles peuvent se développer. Toutefois, ce qui est complexe pour une plateforme de dérivés, c'est d'avoir une chambre de compensation qui puisse atteindre une masse critique afin de se protéger de la concurrence.»
Jean-François Sabourin est du même avis. «Ce n'est pas impossible de voir apparaître un SNP pour les produits dérivés, mais ça prend des reins solides», dit-il. Dans le cas où ces systèmes ne passent pas par la Corporation canadienne de compensation de produits dérivés (CDCC), qui appartient au groupe TMX, les clients devront déposer des garanties (marge) à la fois au Canada et dans le pays où la compensation aura lieu, ce qui décentralisera les marges et rendra le processus inefficient.
Toutefois, «l'avantage d'ICE, c'est qu'elle dispose déjà d'une plateforme de compensation de large taille», dit Jos Schmitt. En effet, ICE détient déjà deux chambres de compensation, une en Europe, l'autre aux États-Unis et certains produits distribués par ICE Canada seraient déjà compensés actuellement en Europe. Néanmoins, Jean-François Sabourin remarque que, si ICE Canada ne fait pas affaire avec la CDCC, un phénomène de décentralisation des marges se mettra en place au détriment des clients.
Pas de menace à court terme
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Pas de menace à court terme
Malgré des avantages indéniables liés à sa taille et une expertise dans les contrats à terme sur taux d'intérêt, ICE Canada est une place boursière de dérivés sur produits agricoles, soutient Catherine Kee, de Groupe TMX. «Un produit sur taux d'intérêt n'est donc pas une avenue naturelle pour les activités d'ICE Canada.»
Il y a un contre-exmeple. Le groupe Chicago Mercantile Exchange (CME), qui détient la Chicago Board of Trade, la première Bourse de contrats à terme créée en 1848, était historiquement une place boursière de dérivés sur produits agricoles. Néanmoins, les produits sur taux d'intérêt sont devenus une avenue naturelle pour le groupe boursier, qui a lancé son premier contrat à terme sur taux d'intérêt en 1975 en offrant un contrat sur la Government National Mortgage Association, plus connue sous le nom de Ginnie Mae.
Incontournable à long terme
Même si les rumeurs au sujet du lancement d'un concurrent au BAX par ICE Canada se concrétisent, la Bourse de Montréal ne devrait pas subir d'effets directs à court terme, estime Stephen Boland. «Le marché des produits dérivés est plutôt englué. Par conséquent, il faudra du temps à un produit concurrent pour attirer les investisseurs.» Voilà de quoi rassurer les quelque 100 000 personnes travaillant dans le secteur financier montréalais.
Par contre, à plus long terme, ICE continue d'être une sérieuse menace pour le bijou de l'industrie financière québécoise. En effet, si ICE décidait de lancer une autre plateforme, tous les courtiers du pays seraient obligés de considérer la liquidité apportée par ce nouvel opérateur et devraient s'enregistrer chez ICE afin de répondre à leur obligation de «meilleure exécution», ce qui mettrait les produits de la Bourse de Montréal à rude épreuve.