«Je ne vois pas grand monde sourire chez ceux qui vont faire leur épicerie chez Whole Foods.»
Cette réplique teintée d'humour noir, comme seuls Warren Buffett et son acolyte Charlie Munger en sont capables, est l'une de celles qui m'ont le plus marqué lors de l'assemblée annuelle de Berkshire Hathaway (NY, BRK.B), en mai dernier.
Le plus célèbre des investisseurs répondait ainsi à une question d'un actionnaire, selon qui détenir des titres du conglomérat de M. Buffett consistait ni plus ni moins à miser sur les sociétés productrices de sucre.
«Étant donné que les effets néfastes sur la santé d'une forte consommation de sucre sont de plus en plus publicisés et que le goût des consommateurs change, ne croyez-vous pas que nous avons atteint un point d'inflexion qui menace l'avantage concurrentiel d'entreprises du portefeuille de Berkshire, dont Coca-Cola (NY, KO) ?» s'interrogeait l'investisseur.
Dans un premier temps, M. Buffett s'est dit convaincu que les géants de l'alimentation s'ajusteraient aux préférences des consommateurs. Mais il a rapidement prédit que, dans 20 ans, il se consommera plus de caisses de Coca-Cola qu'aujourd'hui. Puis il a enchaîné avec une série de railleries, affirmant qu'il n'aurait pas vécu aussi longtemps s'il avait mangé du brocoli toute sa vie.
L'énergique homme d'affaires de 85 ans est reconnu pour son régime alimentaire «particulier». Il dit à la rigolade que le quart des calories qu'il ingurgite proviennent du Coke.
Son goût pour les sucreries et les aliments jugés néfastes pour la santé se reflète grandement dans son portefeuille. Ces dernières années, Berkshire a réalisé des acquisitions d'envergure dans le secteur alimentaire, et ce ne sont pas des entreprises qui gagneront la palme de la bouffe santé. Il a pris une participation dans Restaurant Brands International (Tor., QSR), fruit de l'union de Burger King et de Tim Hortons, ainsi qu'une participation dans Heinz, qui a été fusionnée avec Kraft cette année pour donner naissance au colosse The Kraft Heinz Company (NY, KHC).
Ces transactions sont venues grossir son portefeuille d'entreprises alimentaires, qui comprend une participation de 9,2 % dans Coca-Cola, la chaîne de crème glacée Dairy Queen et la confiserie See's Candies.
La guerre contre les géants alimentaires
La guerre contre les géants alimentaires
Loin de moi l'idée de critiquer M. Buffett pour ses investissements dans ces sociétés associées à la malbouffe. Mais je suis convaincu qu'un virage majeur de la façon dont les gens s'alimentent est en marche. Plus que jamais, les consommateurs se tournent vers les produits frais et les aliments biologiques, au détriment des produits transformés en usine et de ceux qui sont bourrés de sucre et d'agents artificiels.
À preuve, les 25 premiers producteurs américains d'aliments et de boissons ont vu leur part de marché passer de 49,4 %, en 2009, à 45,1 % à la fin de 2014, selon une analyse de Robert Moskow, chez Credit Suisse, publiée en février. De retour d'une conférence sur les produits transformés, l'analyste citait dans son rapport les lamentations des dirigeants de multinationales agroalimentaires, dont la pdg de Campbell Soup (NY, CPB), Denise Morrison. Selon elle, «la méfiance des consommateurs à l'égard des grands producteurs alimentaires continue de monter».
Le magazine Fortune a publié en juin une manchette intitulée «La guerre contre les géants alimentaires», qui dressait le portrait d'une industrie en plein bouleversement.
Parallèlement, l'industrie du soda est attaquée comme jamais aux États-Unis. Les autorités d'un nombre croissant de villes et d'États diffusent des messages publicitaires pour décourager les citoyens de consommer des boissons sucrées, qui comptent au nombre des grands responsables de l'obésité, rapportait au début de septembre The Wall Street Journal.
Plus près de nous, le Groupe Sportscene (Tor., SPS.A), propriétaire des restaurants la Cage aux Sports, a annoncé en mars l'embauche du chef vedette Louis-François Marcotte pour l'aider à prendre un virage plus santé. «Nous investissons réellement dans cette transformation qui répond aux goûts changeants des consommateurs», m'avait confié en entrevue Jean Bédard, patron de la chaîne de Boucherville. Car la clientèle est beaucoup plus soucieuse qu'avant de ce qu'elle mange, affirmait-il.
Ce qui change pour l'investisseur
Le virage santé change considérablement la donne pour l'investisseur. Les titres du secteur, autrefois considérés comme des placements stables et rentables à long terme, y goûtent fort.
Le numéro un mondial de la restauration rapide, McDonald's (NY, MCD), se cherche depuis de nombreuses années. Le titre a progressé d'à peine 5 % en quatre ans, par rapport à 55 % pour l'indice S&P 500. Pour renouer avec la croissance, la chaîne se tourne entre autres vers des ingrédients de meilleure qualité comme le poulet sans antibiotiques, dit l'analyste Matthew E. Spencer, de Value Line, dans une récente note.
Même si elle peut compter sur sa grande diversification, la société montréalaise Groupe MTY (Tor., MTY) doit aussi composer avec cette vague de fond pour certaines de ses enseignes.
À l'inverse, ce courant profite à des entreprises qui mettent en avant une alimentation saine. Comme Whole Foods Market (Nasdaq, WFM), la plus importante chaîne américaine de supermarchés bio. J'ai été impressionné par l'expérience en magasin dans une succursale de Whole Foods près d'où se déroulait l'assemblée de M. Buffett, à Omaha. Cette chaîne connaît son lot de défis, dont une concurrence accrue, mais elle reste bien placée pour profiter de la croissance annuelle de 14 % d'ici 2018 de la consommation d'aliments biologiques aux États-Unis, selon les chiffres de la firme TechSci Research.
Le site consacré aux investisseurs particuliers The Motley Fool a récemment donné d'autres idées pour surfer sur la vague bio, dont United Natural Foods (Nasdaq, UNFI). Celle-ci distribue 80 000 produits naturels, bio et spécialisés, au Canada et au sud de la frontière. Elle est un des deux seuls fournisseurs de produits naturels nationaux aux États-Unis. Kenneth J. DeFranco, de Value Line, soulignait dans une note publiée en juillet que United Natural présente de bonnes perspectives à long terme et un solide bilan, même si l'entreprise a connu un passage plus difficile ce printemps.
Cela dit, ce n'est pas parce qu'une tendance alimente la croissance d'un secteur qu'on peut s'enrichir facilement. Le virage alimentaire santé nourrit certes de grands espoirs, mais votre tâche la plus difficile sera de trouver qui en seront les grands gagnants.