Quand le conglomérat de Warren Buffett, Berkshire Hathaway(BRK.B, 187,64$US), et le fonds 3G Capital ont uni leurs forces pour marier le fabricant du ketchup Heinz au producteur du Kraft Dinner en mars 2015, de nombreux investisseurs ont salivé à l'idée de s'enrichir copieusement grâce aux synergies promises par ce nouveau géant. Le contexte a tellement changé depuis qu'il est à se demander si M. Buffett conclurait la même transaction aujourd'hui.
Un lecteur qui travaille dans une épicerie nous a demandé pourquoi l'action de Kraft Heinz(KHC, 78,62 $ US) a fondu ces derniers mois–elle a perdu 21% de sa valeur depuis son sommet de février– alors que les produits du troisième transformateur alimentaire d'Amérique du Nord se vendent plutôt bien dans son magasin.
En fait, Kraft Heinz n'est pas le seul fabricant d'aliments emballés à souffrir en Bourse. Les grandes marques que vous connaissez depuis votre tendre enfance ont toutes des difficultés. Campbell Soup(CPB, 46,44$US) a vu le quart de sa valeur se liquéfier en 2017, General Mills(GIS, 51,67$US) et Kellogg(K, 62,92$US) ont perdu 15%. Conagra Brands(CAG, 34,31$US) a baissé de 14 %, et Mondelez International(MDLZ, 41,14 $ US), de 7 %. Au Canada, le transformateur de poissons et de fruits de mer High Liner Foods(HLF, 14,29$) a dégringolé de 30%. Et ce, alors que l'indice S&P 500 a grimpé de 14%.
Si les fabricants alimentaires procuraient autrefois des avantages concurrentiels durables si chers à M. Buffett, cela est moins vrai aujourd'hui. Ces multinationales sont affaiblies par plusieurs facteurs défavorables. Les bouleversements en cours chez les épiciers frappent de plein fouet les Kraft Heinz de ce monde, qui tirent une part importante de leurs revenus d'ententes conclues avec Metro, Provigo, IGA et autres.
Or, l'influence croissante de Costco(COST, 157,93$US), de Wal-Mart(WMT, 78,94$US) et désormais d'Amazon(AMZN, 985,28 $ US) dans l'épicerie chamboule le modèle d'entreprise des grands de l'alimentation. Ils voient leur pouvoir de négociation vis-à-vis de ces trois mastodontes s'effriter.
Et, milléniaux en tête, les consommateurs modifient leurs habitudes alimentaires en privilégiant des mets plus santé. C'est-à-dire moins sucrés que les céréales de Kellogg et de General Mills, ou moins salés que les soupes de Campbell. Sans compter la déflation qui sévit dans les supermarchés, laquelle limite la capacité de Kraft et des autres à hausser leurs prix.
La grande transformation... alimentaire
Dans une entrevue accordée à CNBC à la fin d'août, Warren Buffett a reconnu que le secteur de l'alimentation, qu'il chérissait auparavant pour ses grandes stabilité et prévisibilité–dans 10 ans, il y aura encore du ketchup sur la table, mais le iPhone sera-t-il encore populaire?–, changeait profondément. Kraft et ses rivales ont beau avoir 5, voire 10 marques qui se trouvent sur la table aux différents repas, les détaillants cherchent avant tout à offrir celle qui s'écoule en grande quantité. En d'autres mots, a expliqué l'oracle d'Omaha , ce n'est pas parce que les fabricants possèdent un vaste portefeuille de produits vedettes qu'ils font plus le poids pour négocier les meilleurs emplacements sur les étalages. Il a aussi admis que le marketing qui nourrissait autrefois la fidélité de la clientèle a perdu en efficacité.
La détérioration des éléments fondamentaux a poussé de nombreux PDG vers la sortie. John Bryant, président et chef de la direction de Kellogg, vient d'annoncer son départ. Mondelez a annoncé en août que sa très influente présidente, Irene Rosenfeld, allait être remplacée en novembre par un ex du géant canadien McCain, Dirk Van de Put. Depuis le printemps 2016, un ménage a aussi eu lieu à la tête de General Mills, de Hershey et de Nestlé. Dans le cadre d'une restructuration de sa direction, Kraft vient pour sa part de nommer un banquier de 29 ans issu de Wall Street, David Knopf, au poste de chef de la direction financière.
Le rapport risque/rendement n'est pas encore assez attrayant
La grande transformation alimentaire explique certainement pourquoi Warren Buffett refuse d'avaler une autre grosse bouchée, Mondelez International, comme l'espéraient de nombreux spéculateurs. Plutôt que de jouer le rôle de consolidateur de l'industrie comme l'avaient imaginé les investisseurs en 2015, Kraft Heinz devrait plutôt acheter des actifs à la croissance plus rapide et qui sont bien positionnés dans les marchés émergents, soulignait récemment Andrew Lazar, analyste chez Barclays.
D'autant que la dette nette de Kraft équivaut à plus de trois fois son bénéfice avant intérêts, impôts et amortissement (BAIIA), ou à 34 % de son capital. Et que la société doit mettre les bouchées doublées pour raviver sa croissance interne. L'entreprise devrait dégager des recettes de 26,4 milliards de dollars américains (G$ US) pour son exercice 2017, soit 10 % de moins que les 29,1 G$ US qu'avaient obtenus au total Kraft et Heinz l'année précédant leur fusion, en 2014.
Même si le pessimisme à l'égard des perspectives des grands de l'alimentation a fait sombrer leur valorisation en Bourse à son niveau le plus bas depuis 2010, selon Rob Dickerson, de la Deutsche Bank, le rapport risque-rendement de ces titres ne m'apparaît pas encore assez attrayant. Il y a trop de nuages à l'horizon.
Et à son cours actuel, Kraft Heinz se négocie à 21,6 fois le bénéfice prévu pour 2017, comparativement à 19,2 fois pour le marché dans son ensemble. Malgré le rendement attrayant du dividende (3%) et la présence de Warren Buffett à son conseil d'administration, l'affaire est loin d'être «ketchup» pour Kraft Heinz et ses rivales.
Shopify dans la tourmente
La coqueluche boursière canadienne des deux dernières années, Shopify(SHOP, 125,04 $), a dégringolé de plus de 17% depuis son récent sommet, après que le vendeur à découvert Andrew Left, de Citron Research, eut publié une vidéo qui pourfend son modèle d'entreprise. «Nous espérons que Shopify fera l'objet d'une enquête minutieuse, comme les nombreuses entreprises qui, par le passé, vendaient du rêve à des clients crédules», a notamment dit celui qui a contribué à la chute de la pharmaceutique lavalloise Valeant(VRX, 18,24$).
Dans une chronique publiée en avril, je vous avais exprimé mon malaise à l'égard de l'évaluation démentielle qu'accordaient les investisseurs au titre de la société qui facilite le commerce en ligne. Je ne sais pas si M. Left aura gain de cause et réussira à faire descendre le titre de 45 % comme il le vise ; reste que le combat s'annonce intéressant.
Dans le coin gauche, M. Left le pessimiste. Dans le droit, les analystes, qui jugent le recul comme une occasion d'achat. À suivre.