Le texte qui suit est signé par Isabelle Deschamps, professeure associée en Innovation et entrepreneurship à l’École Polytechnique de Montréal.
La plupart des intervenants et des experts qui gravitent dans le domaine de l’entrepreneuriat techno sont unanimes : la clé du succès pour se démarquer est de savoir faire un bon «elevator pitch». Pour ceux qui ne sont pas familiers avec le concept, notez qu’il s’agit d’une présentation de quelques minutes résumant un modèle d’affaires, laquelle pourrait se dérouler lors d’un trajet d’ascenseur.
L’hypothèse qui sous-tend la dominance de l’elevator pitch comme méthode de promotion des start-ups est la suivante : au moment de débuter dans un domaine, la première impression est capitale, surtout dans un contexte où le temps des investisseurs en capital de risque est compté.
L’entrepreneuriat est un domaine compétitif, certes, et tous ne méritent pas de réussir. Une certaine forme d’élimination rapide des moins bons projets est possible, voire nécessaire. Ainsi, le principe d’une compétition de pitchs est alléchant, autant du point de vue de son efficacité (10 à 15 présentations en 30 minutes) que de l’atmosphère électrisante de compétition qui règne alors dans la salle.
Mais je me pose sérieusement la question suivante : doit-on faire du pitch une religion absolue, obligatoire et éliminatoire ? J’aurais tendance à répondre que non.
Une entreprise émergente, c’est bien plus qu’un entrepreneur qui est un bon communicateur avec du charisme, capable de livrer un message en captivant son auditoire. Sinon, tous les humoristes deviendraient entrepreneurs… La même chose vaut pour les chanteurs qui réussissent; ils n’ont pas tous gagné La Voix.
J’y vais donc de mon opinion personnelle sur le sujet, qui risque de ne pas faire l’unanimité. Le débat est lancé. Selon moi, au mieux, l’elevator pitch est nécessaire, voire utile, mais pas suffisant. Au pire, l’elevator pitch est inefficace, nuisible, et devrait être évité.
L'elevator pitch est-il nuisible?
Premièrement, attaquons la notion du pitch comme critère utile, voire nécessaire (mais non suffisant) pour choisir les bons projets. Même s’il s’agit d’un indicateur pertinent pour le décideur qui veut éventuellement investir ou s’associer dans un projet entrepreneurial, le pitch de 90 secondes n’est pas toujours suffisant pour retenir son attention, et encore moins pour garantir une entente formelle entre les partenaires convoités.
L’elevator pitch, s’il est mal livré ou pris hors contexte, s’avère alors peu informatif, orientant même sur des fausses pistes et des désillusions par la suite. Le pitch, même réussi, ne garantit que la première impression, qui peut s’avérer fausse. Même si le pitch est efficace, dans la forme, a-t-on suffisamment travaillé le fond, auparavant, afin que le pitch ait une suite?
Deuxièmement, envisageons le principe que le pitch puisse être inutile, contreproductif, ou carrément nuisible. Un jeune entrepreneur forcé à faire un pitch, sans y être prêt mentalement et psychologiquement, peut en sortir démoli. Un entrepreneur techno est souvent un informaticien, un biologiste ou un ingénieur qui a souvent travaillé son projet dans son sous-sol, avec des copains gradués de la même faculté. Ces types de profils ne sont pas réputés pour leurs aptitudes en communication, au contraire.
Certes, on peut être conscient de ces faiblesses pratiquement congénitales des entrepreneurs technos, et décider qu’on va créer, par des miracles de coaching, une nouvelle race d’entrepreneurs. On va alors viser à transformer ces athées de la religion d’affaires en de serviles pratiquants, qui réciteront leurs pitchs appris par cœur, sans vraiment trop y croire.
Malgré tous les efforts de coaching, ils ne peuvent maîtriser ni le fond, ni la forme, en peu de temps. De plus, leur transmettre le message qu’il s’agit de la chose la plus importante pour réussir, c’est leur envoyer un message erroné qui risque d’être mal interprété. Aussi, c’est certainement faire mourir au combat plusieurs projets entrepreneuriaux, ainsi que décourager à jamais de jeunes apprentis entrepreneurs, qui auraient mérité qu’on leur accorde plus d’attention et de préparation avant de les envoyer dans la fosse aux lions.
J’ai assisté dernièrement à plusieurs de ces soirées de pitchs, fort intéressantes, voire divertissantes à certains égards, mais qui m’ont laissé un goût amer dans la bouche. Je me sentais mal à l’aise de voir ces entrepreneurs, pourtant intelligents et fonceurs à première vue, devenir rouges comme des tomates, nerveux et malheureux comme des enfants de maternelle durant leur premier spectacle d’école.
Elevator pitch : un outil surutilisé
Pourtant, malgré ces ratés assez visibles, l’elevator pitch a encore la cote. Il est utilisé comme critère discriminant autant par les investisseurs privés que par les organismes sans but lucratif et les fondations qui supportent les entrepreneurs. Personnellement, en vertu de mes 20 dernières années à titre de formatrice, coach, mentor et investisseuse dans des dizaines de start-ups techno, il est évident dans mon esprit qu’il faut savoir déceler les poulains ayant du potentiel. Toutefois, utiliser le pitch comme première épreuve de démarcation entre eux est plutôt aberrant.
Au fil du temps, on a peut-être étiré le concept de l’elevator pich et on l’utilise à toutes sauces, pour toute présentation corporative. On a oublié la nature intrinsèque et la raison d’être initiale de l’elevator pitch, qui n’était pas celle d’un concours public de popularité, ni une absolue nécessité de résumer un projet entrepreneurial en quelques phrases-choc.
Dans les faits, l’elevator pitch, dans son essence propre, est une conversation privée entre deux personnes dans un ascenseur, ces deux personnes ayant alors toute l’attention l’une de l’autre. Elles sont proches l’une de l’autre et, donc, en contact intime, avec une grande utilisation potentielle du langage non verbal et de l’expression faciale.
Un elevator pitch, c’est cela, c’est une conversation et un échange à deux, un contact privilégié, et non pas un monologue à distance, sur une scène, devant un auditoire vaste et éclectique. On l’a peut-être négligé, mais ce qui rend un pitch percutant, ce n’est pas seulement le contenu du message, mais surtout celui qui le livre et celui qui le reçoit, et le climat établi entre les deux. Il faut que ça clique, et ça, on ne peut l’inventer et le fabriquer de toutes pièces, en séries, a priori.
Il faut que cet instant, ce contact, cette conversation soit unique, magique. C’est comme un coup de foudre…inexplicable. Et c’est encore comme cela que se font les affaires. En effet, les vrais deals se concluent suite à l’établissement d’une confiance et d’une chimie entre deux partenaires.
Elevator pitch : les solutions de rechange
Quelles sont les pistes d’améliorations, les solutions de rechange? Comment mieux utiliser le pitch, et y trouver des substituts? Personnellement, voici mes suggestions :
• J’implore ici tous les coachs et dépisteurs de talents entrepreneuriaux; s’il vous plaît, évitez, trop tôt, de mettre vos entrepreneurs dans la moulinette des pitchs standards et des argumentaires monochromes. Soyez créatifs dans vos modes de présentation.
• Avant tout, croyez dans vos protégés, aidez-les à clarifier leurs pensées et leurs rêves, renforcez leur confiance en eux, encouragez-les à être le plus naturel et honnête possible, de façon à ce qu’ils puissent, lorsque l’ascenseur de la réussite les embarquera, faire un véritable elevator pitch: être capables d’exprimer clairement qui ils sont et à quoi ils aspirent, avec enthousiasme et distinction, de façon spontanée, non récitée.
• Préparez vos protégés à répondre aux questions plutôt qu’à faire des discours. Il faut davantage qu’ils soient aptes à répondre à toute question, sous différentes formes, que de faire une présentation dont ils savent d’avance le contenu. Il faut les préparer à improviser et, pour cela, il faut qu’ils soient naturels, allumés, et pas qu’ils jouent un personnage.
• Quant aux présentations des modèles d’affaires qui sont déclamées telles des prières en série lors de soirées-rencontres, veillez à y envoyer un représentant de l’entreprise capable de performer dans ce contexte, qui a déjà des talents de communicateur. Les meilleurs pitchs auxquels j’ai assisté étaient livrés par des personnes formées en communications, ventes ou marketing. C’est une meilleure approche que d’envoyer le fondateur-entrepreneur-inventeur au pilori.
• Enfin, aujourd’hui, il y a de nombreuses voies alternatives pour se faire connaître. Les soirées de pitchs ne sont pas l’unique canal de diffusion des bonnes idées entrepreneuriales. Il est plus facile de se faire voir par toutes sortes de médias, incluant les médias sociaux.
En conclusion, je crois que l’avenir est plutôt rose pour les entrepreneurs technos. Suite à une disette de quelques années en capital et anges financiers, il y a maintenant une abondance de capital, et un grand nombre d’entrepreneurs à succès et d’anges financiers qui se cherchent des poulains. Il y aura donc, sans aucun doute, de nombreuses soirées ou réunions durant lesquelles les entrepreneurs pourront présenter leurs idées et leurs espoirs, sous forme de pitchs, mais aussi de conversations plus personnalisées avec ces investisseurs potentiels.
Cependant, il est intéressant de remarquer un certain retour du balancier pour les entrepreneurs. Les groupes de financiers à la recherche de projets porteurs pullulent, et ces groupes ne cessent d’affirmer qu’ils manquent de bons projets. Verra-t-on bientôt des soirées inversées d’elevator pitchs, durant lesquelles des investisseurs devront vanter leurs mérites, en 90 secondes, auprès d’entrepreneurs aguerris dans la salle? La revanche est douce, au cœur de l’Indien…
À propos d’Isabelle Deschamps
À la fois professeure, consultante, experte-conseillère et conférencière, Isabelle Deschamps gravite dans le milieu de l’entrepreneuriat technologique depuis 20 ans. Titulaire d’un doctorat en gestion de l’innovation de Harvard et d’un baccalauréat en ingénierie de la Polytechnique, elle enseigne aujourd’hui à l’École Polytechnique de Montréal. De 2001 à 2007, elle a aussi été investisseuse en tant qu’associée de Capimont Technologies, un fonds en capital de risque de 40 millions spécialisé en énergie propre.