BLOGUE. L'intelligence artificielle (IA) s'est aujourd'hui infiltrée un peu partout dans notre quotidien, sans même que nous en ayons conscience. C'est elle qui nous indique quel chemin prendre quand nous nous servons de Google Maps. Qui nous recommande de nouveaux livres à dévorer quand nous furetons sur Amazon. Ou encore, qui nous évite de crouler sous les courriels indésirables quand nous ouvrons notre boîte de réception, ayant au préalable détecté et jeté tous les pourriels dont nous sommes continuellement bombardés.
Le hic ? C'est que cette technologie a priori miraculeuse repose, en vérité, non pas sur une prodigieuse avancée technologique, mais sur une odieuse exploitation de l'être humain. Explication.
Des gens passent la journée entière devant l'écran de leur ordinateur pour accomplir des microtâches à répétition. Ça peut consister à envoyer un salut de la main à la caméra durant une demi-heure, afin d'apprendre à une IA à identifier ce geste typiquement humain. À répéter un même mot dans toutes sortes de phrases pendant une heure entière, histoire d'apprendre à une IA à le repérer lorsque les gens le disent à voix haute.
Ces microtâches sont toujours répétitives et rébarbatives. Pis, elles sont extrêmement mal payées : une étude de l'Organisation internationale du travail (OIT) a mis au jour le fait que la rémunération horaire des microtravailleurs était en moyenne de 3,31 $ US. À cela s'ajoute le fait que ce travail est on ne peut plus précaire : il est fréquent que l'employeur - souvent anonyme - ne paye pas, au prétexte que le travail effectué a été insatisfaisant ; et l'employé peut se faire flusher, voire blacklister à tout instant, sans pouvoir le moindrement contester.
Qui sont ces microtravailleurs ? Nombre d'entre eux sont des gens qui, par la force des choses, passent beaucoup de temps chez eux : des femmes au foyer, des retraités, des étudiants, des employés à temps partiel, des handicapés sans emploi, etc. Ce sont, donc, certains de nos voisins, prêts à passer plusieurs heures par jour devant leur écran d'ordinateur pour empocher quelques sous. Ce sont également des personnes sans emploi un peu partout sur la planète, en Inde comme au Nigeria. D'après les données de l'OIT, elles seraient aujourd'hui «plusieurs dizaines de millions».
Un terme permet de catégoriser cette forme moderne d'exploitation du travail : le tâcheronnat. «Cette utilisation au jour le jour de la force de travail des personnes au statut fragile et sous domination des donneurs d'ordres est très proche de la situation des prolétaires décrite par Karl Marx. Cela correspond au tâcheronnat de son époque, où les tâcherons prenaient commande auprès des industriels et distribuaient le travail, souvent à des femmes qui travaillaient à domicile. Le système actuel est similaire : il récupère, centralise et distribue des commandes à une armée de travailleurs invisibles, chacun étant isolé et peu protégé», a dit au magazine Le 1 la sociologue Sarah Abdelnour, auteure du livre Les Nouveaux prolétaires.
«Le microtravail repose sur une illusion de liberté - des horaires flexibles, aucune règle, aucune contrainte -, mais c'est un leurre : ceux qui s'y livrent se retrouvent bien souvent enfermés dans une existence empreinte de pauvreté et de solitude, où chacun est en perpétuelle concurrence avec les microtravailleurs du monde entier», ajoute Sandrine Rigaud, la journaliste qui a signé le documentaire Au secours, mon patron est un algorithme ! visible en ligne sur YouTube ou sur France.tv (à l'aide d'un VPN).
Bref, la face cachée de l'IA est carrément abjecte. Affamée de données, l'IA dévore à tour de bras le travail des plus démunis d'entre nous, sans aucune considération pour eux. À l'image de Béhémoth, cette gigantesque créature biblique qui déchiquette ses victimes pour mieux s'en repaître.
«Les algorithmes et les mégadonnées pourraient être utilisés pour améliorer les services publics, les conditions de travail et le bien-être de tous. Ces technologies servent toutefois actuellement à supplanter les services publics, à accentuer la précarité professionnelle, à violer la vie privée des individus et à déstabiliser les démocraties, pour le seul gain d'une élite technologique», déplore l'économiste Mariana Mazzucato dans un article récemment paru dans le média en ligne Project Syndicate.
Et d'ajouter : «L'innovation ne doit pas rimer qu'avec progression, mais aussi avec direction, dit-elle. La menace représentée par l'IA et d'autres technologies ne réside pas dans le rythme de leur développement, mais dans la manière dont elles sont conçues et déployées. Notre défi sociétal est par conséquent de leur donner un tout nouveau cap.»
Concrètement, cela pourrait se traduire, entre autres, par l'ouverture de deux chantiers, d'après Mme Mazzucato :
> Récompenser la création de valeur et sanctionner l'extraction de valeur. De nos jours, les données sont surtout recueillies et utilisées par des entreprises technologiques privées, pour leur seul profit. Cela ne peut plus durer : les gouvernements doivent désormais s'assurer que tout usage de données est à la fois éthique et bénéfique à la collectivité.
> Rémunérer et partager les données. Lorsque nous utilisons le moteur de recherche de Google ou toute autre application, nous fournissons à notre insu de précieuses données sur nous-mêmes. Sans jamais y avoir consenti. Cela ne peut plus durer : les gouvernements doivent s'assurer que chacun est rémunéré pour les données qu'il fournit quotidiennement ; mieux, les enseignements qui en sont tirés doivent être partagés avec l'État, l'idée étant d'ainsi améliorer le quotidien des gens (ex. : perfectionner les transports en commun en adaptant le nombre de bus en circulation sur une ligne en fonction de l'affluence des passagers potentiels).
Une révolution ? Oui, une révolution. Mais une révolution bienfaitrice.
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Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.
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