Chronique — La nouvelle est largement passée sous le radar à la fin de 2018. Pourtant, elle était énorme. Philippe Jabre, le flamboyant investisseur amateur de cigares cubains et de ski extrême à la tête de Jabre Capital Partners, a pris la décision de rendre leur argent aux investisseurs des trois fonds spéculatifs dont il avait la responsabilité. Oui, il a décidé de ne plus s'occuper de la gestion de quelque 1,2 milliard de dollars américains. De tout abandonner, du jour au lendemain.
Pourquoi ? « D'une part, nous ne sommes plus vraiment capables de déterminer les turbulences politiques et économiques internationales qui peuvent permettre d'enregistrer des gains conséquents. D'autre part, l'univers de la finance a changé à toute vitesse, à la suite de l'avènement des algorithmes et de l'intelligence artificielle, si bien que nous n'y sentons plus à notre place », a-t-il confié, la gorge nouée, dans une vidéo diffusée en décembre sur YouTube.
Cela faisait un an que Jabre Capital connaissait de graves difficultés. En 2018, une de ses Sicav avait fondu de 42 %, et un de ses fonds bâti sur l'euro, de 18 %, selon les données de Bloomberg. Tout allait de travers, et ça ne pouvait plus durer ainsi.
Ce qu'il faut savoir, c'est que Philippe Jabre, la star franco-suisse des hedge funds des années 1980 et 1990, n'est que la pointe d'un incroyable iceberg. Ont également mis la clé sous la porte, ces derniers temps : Jon Jacobson, à la tête de Highfields Capital Management (12,1 G $ US d'actifs) ; Richard Perry, de Perry Capital ; Eric Mindich, d'Eton Park Capital Management ; ou encore John Griffin, de Blue Ridge Capital. Tous étaient des investisseurs réputés, voire célébrés, qui n'avaient pas froid aux yeux lorsqu'il fallait prendre des risques à coups de milliards, et qui, un beau jour, ont compris qu'ils étaient en train de se faire plumer par plus fort qu'eux...
C'est bien simple, 174 fonds spéculatifs ont fermé aux États-Unis lors des trois derniers trimestres de 2018, soit 30 de plus que ceux qui ont été créés, selon le cabinet d'études Hedge Fund Research. Ce qui est du jamais vu dans cette industrie de trois milliards de milliards de dollars. « Les gestionnaires de fonds spéculatifs connaissent une révolution darwinienne, où le plus fort supplante les plus faibles sans pitié : l'IA est en train de remplacer l'être humain dans ce secteur d'activités à une vitesse foudroyante », dit Xiao-Ping Zhang, professeur de finance et d'informatique à l'Université Ryerson, à Toronto.
Adrian Weller, le directeur des programmes de l'Alan Turing Institute à Londres, abonde dans le même sens : « C'est inévitable, les gestionnaires de fonds spéculatifs vont être surpassés par l'IA, si ce n'est déjà fait. Il leur est tout simplement impossible de rivaliser avec elle », affirme l'expert en intelligence artificielle (IA), en soulignant que 90 % des données numériques existantes sur la planète sont apparues ces deux dernières années et qu'aucun être humain ne peut en tenir compte dans ses décisions, ce qui, en revanche, ne pose guère de problèmes aux robots intelligents.
Faut-il par conséquent être surpris de la récente prévision du cabinet-conseil Opimas selon laquelle un gestionnaire de portefeuilles sur trois va perdre son emploi d'ici 2025, sur toute la planète ?
C'est clair, nous assistons à un véritable carnage de la finance. La question est de savoir jusqu'où ira le massacre.
Nombre de survivants viennent d'adopter la stratégie de l'esquive : ils tentent de se faire de l'IA une alliée, au lieu d'une ennemie mortelle. Ainsi, 56 % des gestionnaires américains de fonds spéculatifs se servent maintenant de l'IA dans leur travail, alors qu'ils n'étaient que 20 % en août dernier, selon un sondage du cabinet-conseil BarclayHedge. La majorité d'entre eux font appel à ses talents quasi miraculeux pour « générer des idées de placements » (67 %), « bâtir des portefeuilles » (58 %), « gérer les risques » (33 %) et « effectuer des transactions » (27 %).
D'autres ont carrément décidé de changer leur modèle d'affaires. Un exemple frappant : Ensemble Capital, qui ne s'appuie plus que sur sa seule IA. Cette dernière est chargée de cerner avant tout le monde les tendances du marché des devises et d'agir en conséquence. Ses prévisions pour le début de 2019 : jouer sur la volatilité à venir du yuan et de la livre turque.
« L'an dernier, nous testions notre IA sans lui faire complètement confiance, ce qui nous a nui : nos gains globaux n'ont été que de 2 % alors qu'ils auraient pu être à deux chiffres. Maintenant, nous acceptons l'idée de nous reposer sur elle, de piler sur nos egos d'humains pour lui laisser toute la place nécessaire », dit Damien Loh, cofondateur d'Ensemble et ex-courtier de JPMorgan Chase.
Bref, l'IA est en train de pulvériser les êtres humains oeuvrant dans la finance, sous nos yeux ébahis. Et rien ne semble pouvoir freiner son irrésistible prédominance. À moins que nous n'ayons un sursaut collectif face à cette menace d'un nouveau genre, « à coups de lois et de réglementations imposant un contrôle strict de l'utilisation de l'IA et de ses impacts négatifs sur certains secteurs d'activités », lance Stephen Roberts, professeur d'apprentissage en profondeur à l'Institut en finance quantitative Oxford-Man de l'Université Oxford, en Grande-Bretagne.
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Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.
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