BLOGUE INVITÉ. Les prix explosent sur les marchés de l’énergie depuis quelques semaines, notamment dans le pétrole et le gaz, ce qui crée des inquiétudes pour la période hivernale qui arrive dans l’hémisphère nord. Quels facteurs expliquent cette situation? Yvan Cliche, fellow au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal et analyste en énergie, répond aux questions.
Jean-Frédéric Tremblay-Légaré (JFLT) — En avril 2020, au début de la pandémie et des confinements, les prix du pétrole ont plongé en zone négative, une première. On assiste à présent à une explosion des prix, autour de 80 $US le baril, ce qu’on n’avait pas vu depuis 2014. C’est la même chose du côté du gaz, qui affiche en Europe des prix six fois plus élevés que l’an dernier. Comment expliquer ce revirement inattendu?
Yvan Cliche (YC) — Plusieurs facteurs se conjuguent. Du côté de la demande, la hausse soudaine pour le pétrole et le gaz découle de la reprise des activités économiques post-confinement. Plusieurs secteurs fortement au ralenti ont relancé leurs activités, ce qui requiert de l’énergie. Il s’est consommé presque 6 millions de barils de pétrole de plus dans le monde en août 2021 qu’au même mois en 2020.
Du côté de l’offre, le stockage de gaz a pris du retard l’an dernier en raison de températures froides à la fin de l’hiver en Europe. Il y a donc un certain décalage entre l’offre, réduite, et la demande, en expansion, ce qui exerce une pression à la hausse sur les prix.
Des facteurs locaux ont accentué ce déséquilibre. En Grande-Bretagne, en septembre, un incendie a mis hors réseau jusqu’en mars 2022 une ligne d’électricité de 1000 mégawatts qui relie le pays à la France. On rapporte aussi qu’il y a peu venté ces derniers mois, ce qui réduit la contribution énergétique des nombreux projets éoliens en mer, augmentant d’autant la demande en gaz.
JFLT — En Europe toujours, il a beaucoup été question ces derniers mois du gazoduc Nord Stream 2, dont la construction est maintenant terminée et qui pourra transporter du gaz de la Russie vers l’Allemagne. Nonobstant les enjeux géopolitiques, l’un de ses avantages allégués est qu’il réduira les risques de pénurie sur le continent. Qu’en est-il?
YC — Il n’y a aucun doute que cet important supplément de gaz russe aidera l’Europe à atténuer les soubresauts actuels. L’Agence internationale de l’énergie invite d’ailleurs la Russie à le faire, en l’instruisant que cette crise des prix lui donne l’occasion de se positionner en fournisseur fiable.
Ce gazoduc est devenu un objet de contentieux entre les États-Unis, la Russie et l’Europe. Washington avait imposé des sanctions aux entreprises impliquées dans ce projet, mais les a retirées récemment.
Les États-Unis ont, dans ce dossier, des intérêts géopolitiques et commerciaux. Ils dénoncent d’une part la dépendance énergétique des Européens envers la Russie et les revenus importants que la Russie engrange avec ses ventes de gaz, ce qui consolide le régime de Vladimir Poutine –et accroît son contrôle énergétique direct sur les pays est-européens comme l’Ukraine, allié des États-Unis.
D’autre part, Washington cherche à aider les producteurs américains à vendre leur propre gaz naturel, que le pays produit en abondance depuis la révolution des gaz de schiste, dans les années 2000, et qu’il exporte par méthaniers depuis 2016. On verra donc que rôle jouera ce gazoduc cet hiver dans l’approvisionnement énergétique de l’Europe.
JFLT — Vladimir Poutine a dénoncé « l’hystérie » de l’Europe à se départir le plus rapidement possible des combustibles fossiles pour combattre les changements climatiques. Qu’en pensez-vous?
YC — L’Europe, qui importe 90% de son gaz, démontre avec cette crise sa grande vulnérabilité face aux importations d’énergie et l’importance pour elle d’avoir plus d’autonomie et de stabilité dans les prix.
Car les variations soudaines des prix font mal aux budgets des ménages, et davantage aux plus démunis. Les énergies renouvelables et l’hydrogène vert (produit avec de l’électricité verte) que le continent entend déployer massivement lui permettront de combler ses besoins d’autonomie et de stabilité tarifaire.
Ce qu’il faut aussi retenir selon moi, c’est que le combat climatique doit cibler en priorité la demande en pétrole, qui reste très forte, notamment dans les pays en développement. Quand des investisseurs institutionnels annoncent qu’ils se retirent de l’industrie pétrolière, c’est bien. On cible l’offre, les approvisionnements.
Mais il importe aussi d’infléchir la demande. Et cela passe par l’électrification: les transports, le chauffage, les procédés industriels... Une électrification tous azimuts permettra à terme de réduire durablement la demande en pétrole, et ainsi amenuiser notre dépendance envers cette ressource qui occupe une place encore fondamentale dans nos économies.