BLOGUE INVITÉ. Démondialisation, fermeture des frontières, rapatriement des chaînes d’approvisionnement, tentation du protectionnisme... Les effets de la crise du coronavirus semblent aller dans le sens du programme America First martelé par Donald Trump depuis 2016. Dans la foulée du coronavirus, le spectre du protectionnisme hante-t-il de plus belle les États-Unis?
Entrevue avec Philippe Fournier, chargé de recherche sur les Amériques au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal.
JFLT: Vous attendez-vous à ce que Trump profite de la crise pour redoubler de mesures protectionnistes dans les mois à venir?
P.F. : Le président Trump est présentement concentré sur la gestion de la crise et doit convaincre le Congrès de la nécessité d’adopter plus de mesures de relance et d’atténuation des risques pour les entreprises et les particuliers.
En général, les crises de cette ampleur provoquent un ralliement autour du président, mais ce n’est pas le cas cette fois-ci. Les sondages laissent croire qu’une majorité d’Américains n’approuve pas sa gestion. Donald Trump lutte pour sa survie politique, à la veille de ce qui pourrait être la plus importante crise économique de l’histoire des États-Unis.
Dans ce contexte, le président cherchera sûrement à détourner l’attention et à jeter le blâme sur d’autres pays — ce qu’il fait déjà avec la Chine —, les médias et ses adversaires politiques.
L’adoption de mesures protectionnistes dans les prochains mois n’est pas à exclure. Par contre, Donald Trump a peu de marge de manœuvre politique pour se tourner vers de telles mesures, qui auraient un impact négatif sur une économie nationale fragilisée. Il faut aussi souligner que le ralentissement économique s’accompagne d’une diminution généralisée des exportations et des importations partout dans le monde.
JFLT: Il persiste tout de même la volonté de rapatrier ou de raccourcir les chaînes d’approvisionnement pour réduire les risques de rupture. Quels secteurs industriels sont les plus concernés et quelles en seraient les conséquences?
P.F.: Les États-Unis ont l’avantage de pouvoir compter sur un marché intérieur important, ce qui les rendent moins vulnérables que d’autres à un processus de démondialisation. Par contre, le rapatriement probable de plusieurs activités de production dans les prochaines années va faire augmenter le prix des biens et services aux États-Unis, alors que les revenus et le pouvoir d’achat, déjà bas, continueront à diminuer pour une vaste majorité d’Américains. Si cette augmentation ne s’accompagne pas d’une meilleure répartition des richesses et d’une augmentation significative des salaires, la situation pourrait devenir critique pour plusieurs d’entre eux.
Au diapason avec une partie de l’opinion publique américaine, Trump et plusieurs de ses alliés républicains blâment la Chine pour l’éclosion mondiale de la Covid-19. À long terme, cette hostilité pourrait accélérer le découplage économique entre les deux superpuissances et entraîner une recrudescence du nationalisme dans les deux camps.
« Le bras de fer pourrait être particulièrement intense dans les domaines de la haute technologie et des télécommunications (5G), des équipements médicaux, de l’industrie pharmaceutique et des technologies vertes, ce qui forcerait plusieurs pays, dont le Canada, à choisir un camp. »
Pour le moment, et malgré un discours agressif, Trump n’a pas intérêt à raviver la guerre commerciale avec Pékin, toujours en raison de la fragilité de l’économie américaine et mondiale. On se rappellera aussi qu’il avait présenté la conclusion de la première phase d’un accord commercial avec la Chine comme une victoire retentissante.
JFLT: Et le Canada dans tout ça, justement? Dans quelle position est-il susceptible de se retrouver?
P.F.: Sur le plan économique, le Canada n’a évidemment pas le luxe de se passer des États-Unis. Si Trump est réélu le 3 novembre prochain, le gouvernement canadien devra continuer à ménager son voisin américain et éviter d’attirer les foudres de son président. Parce qu’il y a fort à parier qu’il continuerait à user de tactiques de négociation agressives, incluant le chantage et les menaces, avec les alliés traditionnels comme le Canada, malgré l’adoption de l’ACÉUM. Des secteurs comme l’acier, l’aluminium, l’aéronautique et le bois d’œuvre pourraient être particulièrement vulnérables aux représailles américaines.
Le Canada dépend largement du commerce extérieur. Comme cette donnée ne changera pas de sitôt, il devra réitérer son ouverture au commerce international, rechercher de nouveaux partenariats, notamment avec l’Amérique latine, et renforcer ses liens avec l’Europe.
JFLT: Pensez-vous qu’un président Joe Biden adoucirait nécessairement les tendances protectionnistes de Trump?
P.F.: Sans doute, oui. Par contre, une bonne partie de la population américaine est favorable au protectionnisme, comme en témoigne la popularité de politiciens comme Donald Trump et Bernie Sanders. Étant donné que les traités de libre-échange et la mondialisation sont associés, à tort ou à raison, à l’augmentation des inégalités, un président Biden, soucieux de ne pas aliéner l’influente aile gauche du Parti démocrate, devra sans doute être mesuré dans son approche au commerce international.
Une chose est sûre, une présidence Biden marquerait un changement de ton majeur. Le démocrate cherchera certainement à rouvrir les canaux diplomatiques avec les alliés traditionnels et sera beaucoup moins susceptible de recourir à des mesures punitives comme les sanctions ou les tarifs pour obtenir des gains ou des concessions d’autres pays.