BLOGUE INVITÉ. Après y avoir investi quatre années professionnelles – une pour le bâtir, trois pour le faire grandir – , j’ai décidé de passer le flambeau du Desjardins Lab à une ancienne collègue. Je vais y rester, mais je souhaite me consacrer plus particulièrement à l’essor du Coopérathon, cette grande compétition d’innovation à impact social, aujourd’hui active dans une quinzaine de villes dans le monde.
Un ancien collègue m’a lancé le défi de donner une conférence sur les leçons apprises au cours de cette formidable aventure du Lab.
J’ai accepté, et ce, pour deux raisons: d’abord, dans une période où tout va vite, je crois qu’il faut veiller à ne pas devenir des personnes sans passé, des «immémorants», uniquement orientés vers le futur. Comprendre la logique déployée et les décisions prises par nos prédécesseurs peut s’avérer pratique, dans plusieurs situations. Ensuite, j’ai réalisé l’immense privilège d’avoir participé à l’amorce d’un grand périple.
J’ai donc fait l’exercice, fort déchirant, de résumer ces apprentissages en cinq points.
1) La culture du produit : un paradigme dangereux
Qui n’est pas un produit aujourd’hui? En effet, durant des décennies, les écoles de gestion ont inculqué la gestion des produits, des projets et des individus. Dans cet amalgame, nous finissons par croire, à tort, que tout est un produit. La création de pareils schèmes mentaux est très néfaste pour l’innovation et, surtout, pour l’humain.
Dans une organisation où la culture du produit figure au premier plan, dès qu’une nouvelle idée est évoquée, ces questions émergent :
- Combien cela va-t-il coûter?
- Quel sera notre ROI?
- Est-ce aligné avec notre plan stratégique?
- Avons-nous toute l’expertise pour le faire?
- Quelles sont les meilleures pratiques dans le domaine?
Si vous souhaitez démoraliser vos troupes d’innovation, bravo, ces questions sont d’une efficacité redoutable! Bien qu’elles doivent être posées, à une certaine étape, c’est comme si une femme enceinte se demandait de quelle couleur sera le vêtement de son enfant à son bal de fin d'études.
Dans la culture du produit, on effectue des pilotes pour démontrer si le concept fonctionne. Et lorsque ce n’est pas le cas, nous cherchons à identifier les responsables. Or, dans une culture d’innovation, nous réalisons des expériences, très tôt dans le cycle. Nous incubons des idées, pour enrichir les apprentissages et nous orienter vers de meilleures pistes. Nous partons du principe que nous ne connaissons pas la solution. Même que l’on doute de notre compréhension de la problématique! Voilà pourquoi l’observation et l’apprentissage sont nos guides initiaux. Et l’humilité intellectuelle, notre meilleur fil conducteur.
2) La culture d’innovation ne peut pas être industrialisée
La culture du produit mène à gérer autant le tangible que l’intangible, en recourant à des approches industrielles, par exemple des processus, en uniformisant jusqu’à l’optimisation, et surtout, en visant à rendre le tout prévisible, sans aucun risque.
Or, de par leur simple nature, certains éléments ne peuvent être industrialisés. Comme la culture de l’innovation. L’ensemble des pratiques et des croyances, par exemple l’inspiration, l’esprit pionnier ou la prise de risques, nécessitent du temps. Relèvent de l’art plutôt que de la science.
Pour illustrer l’importance de ces cycles d’innovation, l’analogie avec l’agriculture est percutante. Si la terre ne semble pas assez fertile, il faut travailler les sols avant de semer. On ne peut accélérer de manière significative la période de gestation. Cette étape exige donc des soins et de la patience. C’est vrai, certaines pousses vont mourir en cours de route. Certaines récoltes pourraient même être consignées comme des pertes. Le temps et le rythme des saisons progressant, l’agriculteur développera une meilleure compréhension de son environnement. Il connectera et fusionnera avec les aléas de mère Nature pour tendre vers de riches et fructueuses récoltes.
Cet agriculteur c’est vous, en mode intrapreneur. Les semences, ce sont vos idées. Les fruits récoltés, vos innovations.
3) Un environnement de travail stimulant est un droit, pas un privilège
Vous vous souvenez de votre garderie – on dit aujourd’hui centre pour la petite enfance? Des couleurs partout, tous les sens stimulés. Vous vous souvenez des examens de secondaire 5? Pour moi, ils évoquent des douleurs au cou, au dos et au ventre. Je crois que c’est précisément à ce moment-là que j’ai développé l’angoisse de la performance.
Ainsi avec l’âge, l’environnement d’apprentissage est passé de stimulant et créatif vers la glorification quasi exclusive de l’intellect. Nos environnements reflètent les valeurs d’une époque industrielle pourtant lointaine, soit l’efficacité et l’uniformisation. On n’a qu’à observer la majorité des salles de réunion, souvent mornes et aseptisées. Rien d’inspirant, de stimulant ou de propice à la créativité.
Pourtant, on entend sans cesse qu’il faut faire preuve de toujours plus de créativité pour nous démarquer de la concurrence. À tel point que le milieu académique s’intéresse à ce phénomène de société créative. En effet, suivant la société industrielle, puis celle du savoir, c’est la société créative qui prévaut actuellement. Celle où les idées constituent le plus puissant moteur de croissance.
Or, comment peut-on demander aux équipes d’être créatives sans leur offrir un
environnement physique pouvant un tant soit peu les inciter à voir ou penser autrement? Avec la mise en place du Desjardins Lab, j’ai eu la chance d’explorer et d’expérimenter les bienfaits de pareille approche, grâce à des environnements, des aménagements et des matériaux variés, encourageant l’éveil créatif des équipes.
Retenons ceci:
- Pour stimuler la créativité, favorisez des espaces de travail pourvus d’objets qui surprennent ou évoquent l’innovation, voire certaines révolutions. Le cerveau anticipe et se conditionne très rapidement à ce type d’environnement. L’inattendu sera gage de réussite créative. Par exemple, on trouve chez nous des super héros géants, des machines à écrire, un tapis en gazon synthétique, des bean bags, un appareil photo instantané, et même un Commodore 64.
- Favorisez les rencontres fortuites. Vous disposez d’un petit espace entre deux salles de rencontres? Ajoutez un sofa rétro et une petite machine expresso, puis voyez : tout naturellement, les employés iront s’asseoir et prendre le temps de « se parler en personne », en dehors du cadre formel des réunions ou de la plateforme de clavardage.
- Aménagez des périmètres créatifs pour aisément expérimenter de nouvelles approches ou prototypes. À faible coût, mobilier modulaire et règles de collaboration créatives établies seront de mise. L’inconscient pourra désormais sentir qu’il a la permission d’évoluer vers de nouveaux horizons, sans jugement externe, dans un lieu accueillant. Là où les erreurs sont autant d’occasions d’apprentissage.
- Essentiel : n’abordez pas l’émergence de ces environnements comme une dépense destinée à bien paraître. Il s’agit bel et bien d’un investissement stratégique dans l’économie créative du 21e siècle. À ce chapitre, il est temps que la créativité soit reconnue dans les grandes organisations, et ce, en accordant le respect qui lui revient.
4) Nous sommes des animaux territoriaux
Je croyais, naïvement peut-être, que cet instinct de défendre son territoire était seulement présent chez certaines personnes. J’ai compris que tout le monde le possède, à différents niveaux. Plus enfoui chez certains, il est manifeste chez d’autres.
Réflexe tribal hérité de l’Homo sapiens, cet instinct était fort utile dans la savane. Le moindre bruissement pouvait signifier une attaque, une menace potentielle, fatale. De la même manière, lorsque des personnes externes à notre unité proposent de nouvelles opportunités, instinctivement ce réflexe peut se déclencher. Au point de nous amener à concentrer notre attention sur les raisons pour lesquelles cette opportunité pourrait s’avérer une réelle menace.
À retenir :
- Vous pouvez avoir entre vos mains la meilleure opportunité au monde, elle sera toujours aussi bonne que votre interlocuteur. Un travail de repérage en amont des champions sectoriels est donc nécessaire pour assurer une « construction sociale » saine de votre idée. En outre, des opportunités de collaborations intéressantes peuvent en découler.
- Ne présentez pas vos idées comme un fait accompli. Le besoin de sentir que chacun apporte sa contribution est aussi profondément ancré. Et c’est normal. Alors, schématisez vos concepts en amont, en encourageant la participation des parties prenantes, dès l’étape de développement.
- Le leadership tribal consiste, entre autres, à trouver ce qu’il y a en commun entre deux groupes. Si une personne constate que ses valeurs et ses croyances sont partagées, elle aura tendance à rabaisser sa garde. À plus facilement se mettre en mode co-développement.
5) Un leader traditionnel n’est pas (nécessairement) un leader d’innovation
Confession : chaque fois que j’ai entamé un livre portant sur le leadership, j’ai eu un coup de déprime. Selon ces écrits, je devrais avoir une vision, balisée d’objectifs parfaitement définis. Mon travail consisterait à m’assurer que cette vision soit exécutée. Or, en innovation, la vision n’est pas inventée, elle est collectivement découverte. Cette dernière phrase me semble d’une importance capitale.
Professeure en administration des affaires à la Harvard Business School, Linda Hill a étudié, pendant 10 ans, 60 leaders d’innovation, actifs dans 14 secteurs. Au fil de sa quête, elle a remarqué certaines récurrences comportementales parmi ces leaders.
Tout d’abord, ils ne se considèrent pas comme des visionnaires. Ils se perçoivent plutôt comme des architectes sociaux. Selon eux, leur force consiste à encadrer la résolution d’enjeux collaboratifs au sein des équipes, tout en encourageant l’apprentissage par la découverte. Ils ont la volonté, et la capacité, de révéler le génie individuel, pour ensuite orchestrer une œuvre collective innovante.
Toujours selon Linda Hill, les gens talentueux ne veulent pas suivre un visionnaire. Ils veulent co-créer le futur. C’est donc le rôle du leader en innovation de favoriser l’espace pour exprimer cette co-création. D’une certaine façon, leur travail est de nourrir la cascade de communication, en élaborant un filet de sécurité en cas de chute, tout en encourageant une certaine tension, pour que la chute puisse encourager un rebond vers de nouvelles sphères créatives.
Cette étude expose également que les leaders comprennent qu’il faut créer un village pour devenir une organisation capable d’innover en continu. D’où le fait que plusieurs décisions visent à créer un fort esprit de communauté dans le travail. Encore une fois, nous voyons ici le sens du collectif primer sur l’individu. Les idées sur les égos. D’où le néologisme egoless innovation.
Si vous croyez que dans des sociétés comme Pixar on innove dans la plus grande joie et sans tension, détrompez-vous. Les environnements créatifs et innovants foisonnent de bonnes idées et d’égos qui s’entrechoquent. Contrairement à plusieurs organisations, ces différences ne sont pas aplanies, mais amplifiées. Alimentée par un véritable leader, cette diversité nourrit, transformant le choc initial en carburant, encourageant l’innovation collective.
Conclusion
Voilà donc les cinq leçons que je souhaitais partager avec vous.
Je crois que l’évolution des consciences des grandes organisations démontrera dans les prochaines décennies que nous gagnons à réconcilier les deux spectres de l’innovation, soit le tangible (mesures, processus, etc.) et l’intangible (culture, apprentissage, inspiration).
Deux composantes essentielles, trop souvent polarisées par les croyances populaires et l’actuel système de valorisation des pratiques.