Matis et Henri se font face. L’entretien d’évaluation dure depuis déjà 30 minutes. L’échange est cordial mais a du mal à se structurer. Cela fait un an que Matis travaille dans l’entreprise et Henri, directeur du département marketing veut faire un point sur ses performances et son comportement.
L’entretien d’évaluation du millénial…
Si Matis a su faire preuve d’un esprit d’initiative développé et amener des idées nouvelles, notamment dans l’usage des réseaux sociaux, Henri le trouve insuffisamment rigoureux dans son suivi des campagnes, irrégulier dans son reporting et parfois léger dans son engagement. Du côté de Matis, les attentes sont autant déçues. Il trouve les méthodes et outils de l’entreprise un peu poussiéreux.
Tous ces processus internes, qu’il faut suivre à la lettre et qui l’empêchent de proposer de nouvelles approches à ses clients, sauf à déclencher au préalable une cascade de validations, quel enfer ! Et puis il parlerait bien des conditions de travail, de son bureau triste et isolé, où il se sent à l’étroit. Il en a aussi marre de ce système informatique bridé, lourd et peu convivial.
Il a même décidé de travailler avec son propre ordinateur, mais Henri n’en sait rien. Enfin, comment dire à Henri qu’il aimerait s’absenter deux mois cet été pour aller, avec trois copains, aider une association à construire une école en Afrique ? Matis est prêt à prendre deux mois de congés sans solde. Mais Henri ne lui parle que de primes de performance, d’augmentation des leads et du brillant avenir qu’il pourrait avoir dans la société s’il se disciplinait un peu…
Matis doit-il défendre ses compétences, sa soif d’autonomie et de polyvalence, son envie de s’engager, mais à sa façon, dans l’entreprise ? Henri doit-il montrer à ce jeune – qui lui semble être talentueux mais il n’arrive pas à dire en quoi – à quel point son entreprise est traditionnellement moderne, bientôt digitale et sur le point de devenir exceptionnellement innovante ?
Les paradoxes se tapissent dans l’ombre de mots vagues et convenus. L’hypocrisie de l’entretien éloigne les deux parties prenantes. Pourtant, leur âge, leurs compétences, leur expérience et, surtout, leur regard sur le monde, devraient être complémentaires plutôt qu’antinomiques. Les générations changent. Babel demeure, séparant ceux qui ne parlent décidément pas la même langue.
S’opposer ou construire ensemble ?
Ce « generation gap » n’est pas nouveau en soi. Chaque nouvelle génération a trouvé la précédente ringarde et peu ouverte au changement. Mais son intensité s’accentue proportionnellement à l’accélération de la digitalisation des organisations.
De nombreux experts comme Frédéric Laloux, qualifient la période actuelle de rupture entre un management vertical, hiérarchique, basé sur le statut et le contrôle et un modèle plus ouvert, horizontal, collaboratif, laissant libre cours à l’initiative. En un mot, plus libéré.
Mais ce discours qui sépare et accentue les différences est-il pertinent précisément dans une période de transformation ? Quand, face à plus de complexité et d’incertitude, nous aurions besoin au contraire de mieux reconnaître les oppositions apparentes pour les dépasser et générer de l’innovation ?
Alors que la relation hiérarchique du jeune à l’ancien était fondée sur une différence d’expérience significative dans un monde prévisible, le monde imprévisible d’aujourd’hui impose de jeter les egos au placard et de mettre sur un pied d’égalité la « naïveté » du jeune (qui dans sa bouche veut dire créativité), et l’expérience de l’ancien qui lui a « de la bouteille ».
L’objectif de cette relation est désormais de co-piloter des dynamiques de transformation permanente qui les concernent tous les deux. N’oublions pas que le junior sera à son tour le senior de la génération suivante.
Les enjeux actuels sont l’occasion de repenser en profondeur le fonctionnement managérial traditionnel. Dans un « management co-adaptatif », le jeune n’a pas plus de pouvoir et de responsabilité que l’ancien, mais pas nécessairement moins non plus.
Un bon exemple en est l’entretien d’embauche. De plus en plus, on ne sait plus qui, du jeune recruté ou du recruteur, se vend à l’autre. Seule la capacité à travailler ensemble compte. L’entretien d’embauche devient un projet d’embauche à construire et reconstruire ensemble au fil du temps.
L’impératif de l’innovation managériale
En ces périodes de forte dissonance entre les représentations, désirs et besoins des milléniaux et de « ceux qui étaient là avant », la nécessité d’imaginer des modes d’intercompréhension, d’interactions créatrices, d’apports réciproques et transferts d’expérience est stratégique pour l’entreprise.
Elle l’est aussi pour notre société tout entière, où les questions du vivre ensemble et de la transmission intergénérationnelle sont reconnues comme des enjeux clés de notre civilisation numérique moderne. Si on se rappelle que l’entreprise est avant tout un collectif d’individus humains – et non de ressources humaines –, réunis pour créer de la valeur, une conclusion s’impose. Sans individus, l’entreprise est une coquille vide.
Comme tout système qui vieillit et ne se régénère pas, une entreprise devenue incapable de recruter les individus qui feront sa substance et de s’enrichir de leurs différences court vers le déclin et la mort. L’innovation managériale dans le domaine de l’intergénérationnel est une nécessité.
De nombreuses entreprises relatent des pratiques originales et stimulantes : formation des seniors au digital par les plus jeunes sous forme de compagnonnage inversé chez Renault et Engie, dispositif « vis ma vie », chez Konika qui met en place de façon régulière des périodes où les 2 générations ont l’occasion de prendre ponctuellement la place de l’autre et de voir l’entreprise avec un autre regard.
Autre exemple, chez Ekimetrics, où ce sont les stagiaires qui présentent le reporting hebdomadaire de l’activité au reste de l’entreprise. D’autres expérimentent les binômes intergénérationnels ou le co-pilotage junior-senior de projets, pour favoriser en situation et en continu l’apprentissage mutuel.
Un comex-bis de « jeunes »
Une autre pratique a été particulièrement médiatisée, notamment par Hervé Bazin en 2015, chez Accor : celle du shadow comex. Ce terme est inspiré de la tradition politique anglaise des shadow cabinets, qui consiste à créer au sein des députés d’un parti d’opposition un cabinet miroir alternatif à celui du gouvernement. Chaque membre du shadow cabinet est chargé d’observer et challenger l’action d’un ministre du gouvernement.
De grands groupes comme Adecco, Pernod Ricard, Eiffage Construction, Macif, SNCF ou encore Havas ont repris le concept sous des formes diverses. Mais l’idée est toujours de former un comex bis, composé de jeunes cadres qui traitent des mêmes sujets que l’équipe dirigeante pour livrer des éclairages et des recommandations, parfois décalés, sur des sujets stratégiques pour le futur.
Un exemple innovant de dispositif shadow comex
Cet article, écrit à quatre mains par un duo intergénérationnel, veut témoigner d’une expérience de dispositif shadow comex de grande ampleur et destinée à des PME-PMI, qui disposent de moins de ressources que les grands groupes pour expérimenter l’innovation managériale.
Cette expérimentation inédite a pris place lors du 3e congrès annuel « Entreprise du futur » qui s’est tenu à Lyon en janvier dernier. Accompagnés par la start-up Exoflow jouant le rôle de facilitateur, 140 étudiants aux profils variés (EM Lyon Business School, Ecole Centrale de Lyon, Epitech Lyon ou école 101), se sont répartis en 20 groupes de sept. Chaque groupe a rencontré un dirigeant d’entreprise. Objectif : répondre, en une journée, en immersion au cœur du colloque, à une problématique stratégique réelle et d’actualité.
Les étudiants ont travaillé d’arrache-pied toute la journée. Ils l’ont fait de manière créative en utilisant une méthodologie inspirée du Design Thinking. Le soir, chaque groupe a restitué les résultats face au dirigeant, voire au comex tout entier, avec discussion et remise de rapport.
Au-delà des conclusions, l’objectif était de permettre à des dirigeants d’échanger avec des jeunes, de confronter leur vision et de se laisser influencer par leur regard naïf (créatif !). Il était aussi de permettre à des étudiants d’âges et d’expertises variées d’apprendre à travailler ensemble de façon créative et structurée, et surtout de rencontrer le monde de l’entreprise, de démontrer qu’ils étaient capables d’apporter de la valeur à un décideur.
De riches enseignements
Cette expérimentation a été riche d’enseignements. Les jeunes sont friands de compréhension vis-à-vis d’un monde de l’entreprise parfois bien obscur vu des bancs de l’école. Ils réclament plus d’occasions de travailler sur des situations réelles et de rencontrer des dirigeants en chair et en os. Les traditionnelles études de cas en salle doivent disparaître au profit de réelles mises en situation confrontant les étudiants à de vrais sujets et aux personnes qui les portent. Ils sont prêts à déployer une intelligence faramineuse lorsque la parole leur est donnée et qu’une valeur ajoutée forte est attendue de leur part.
Il ne s’agit plus de trouver une bonne réponse à un exercice scolaire, mais de prouver aux dirigeants que des étudiants peuvent apporter une contribution nouvelle et porteuse de valeur sur une problématique réelle et complexe. La plupart des entreprises ont été impressionnées par la pertinence et la qualité des recommandations faites par les étudiants en seulement une journée. « Ils m’ont même trouvé un concurrent que je ne connaissais pas, c’est dire ! » nous glisse un dirigeant à la fin de la journée.
Les dirigeants, parfois perplexes avant l’expérience, sont repartis ravis et enrichis par leurs échanges. Beaucoup nous ont fait part de leur volonté d’inviter les jeunes dans leur entreprise, de mettre en œuvre les recommandations proposées pendant la journée et peut-être, pour certains, de continuer à travailler avec eux. Pour aller plus loin, on pourrait imaginer des shadow comex inscrits dans la durée et faisant partie intégrante du cursus scolaire. L’école rentre ainsi dans l’entreprise.
Reste également à faire rentrer l’entreprise dans l’école. La prochaine étape pourrait consister à mélanger des représentants de l’entreprise avec des étudiants, créant ainsi des équipes mixtes intergénérationnelles et travaillant ensemble dans la durée.
À quand l’étape ultime : offrir à des jeunes collaborateurs le plus tôt possible de véritables responsabilités, et un pouvoir de veto ou de prise de décision au sein d’un comité de direction ?
Vous êtes prêts à essayer ? La nouvelle génération vous attend !
Thierry Picq, Professeur et Directeur de l'Innovation, EM Lyon
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.