Mais où est passé le progrès?


Édition du 11 Novembre 2020

Mais où est passé le progrès?


Édition du 11 Novembre 2020

(Photo: 123RF)

CHRONIQUE. Vaccins, 5G, intelligence artificielle… De nos jours, les avancées technologiques sont perçues davantage comme des sujets d’inquiétude que comme des sujets de réjouissance. À tel point qu’on assiste, ici et là, à des manifestations de gens farouchement opposés à ce qu’on nous présente systématiquement comme le «progrès». Des contestations qui, soit dit en passant, gagnent en puissance:le Mouvement des entreprises de France (Medef) a récemment effectué un sondage sur la perception du progrès qu’ont les Français, et l’organisation patronale a été sciée de découvrir que seulement 31% d’entre eux en avaient une vision positive et que carrément 24 % en avaient une vision négative.

Que lui reprochent-ils ? Le progrès actuel est associé à la «surproduction», à la «surconsommation», ou encore à la «destruction de l’environnement». Il nuit directement à l’écosystème dans lequel vit l’être humain. Ce qui est «inacceptable», voire «intolérable». Faut-il en conclure l’impératif d’arrêter immédiatement le progrès, d’y mettre un terme — au moins de manière temporaire, disons durant une décennie ou bien une génération — pour assurer le salut de l’humanité? De viser la décroissance, soit le fait de travailler et de consommer moins afin de réduire la taille de l’économie et de permettre le renouvellement des ressources de la planète, comme semblent le souhaiter à présent 67% des Français, selon le sondage du Medef ? Hum… la sagesse n’est jamais à l’aise avec les solutions extrêmes. Mieux vaut, me semble-t-il, prendre le temps de reconsidérer le concept même de progrès.

Une avancée n’égale pas le progrès Flippy sait cuire les frites et les boulettes à la perfection.

Flippy est un robot intelligent qui a travaillé tout l’été dans la cuisine d’un restaurant White Castle. Flippy va avoir plein de clones dans la chaîne de restauration rapide américaine dès 2021. «Avec Flippy, nous sommes en train de transformer l’industrie, d’assurer notre existence pour les 100 prochaines années», soutient Lisa Ingram, la PDG de White Castle. «Flippy est la meilleure façon de surmonter la crise due au nouveau coronavirus, ajoute Buck Jordan, le PDG de Miso Robotics. Notre robot intelligent améliore le processus de cuisson et optimise le goût des mets. Il facilite la tâche des employés, qui peuvent désormais se concentrer sur le service à la clientèle sans plus se soucier de la cuisine. Et il favorise la distanciation physique au travail, chaque restaurant ayant maintenant besoin de moins d’employés.»

C’est évident, Flippy n’est pas un progrès. Il représente une avancée technologique, mais pas une avancée socioéconomique. Il n’est aucunement une amélioration de l’existence de l’être humain. Pour vous en convaincre, demandez ce qu’ils en pensent à ceux qui vont perdre leur emploi en cuisine chez White Castle. Sans parler du fait que l’optimisation vantée par Miso Robotics rime, en vérité, avec uniformisation — toujours les mêmes hamburgers, toujours les mêmes frites, etc. —, laquelle est l’exact contraire d’évolution.

«Le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous.»Qui a eu ce trait d’esprit ? Nul autre que le philosophe grec Aristote, trois siècles avant notre ère. Et nous gagnerions de toute évidence à revenir à cette vision fondatrice du progrès, à la dimension de partage que celui-ci se doit d’avoir. Car si jamais un «progrès»ne bénéficie qu’à certains — pis, s’il se fait au détriment de certains —, alors il ne peut être un progrès, il est bel et bien un recul, une régression.

Les travaux de l’économiste américain Hyman Minsky montrent que les tourmentes socioéconomiques sont issues et causées par les longues périodes de prospérité, autrement dit que le mal est inévitablement et sournoisement logé au sein du bien et n’attend qu’une étincelle pour tout faire voler en éclats. Concernant le progrès, cela revient à dire que la crise sommeille dans chaque avancée, et que le choc économique consécutif à la pandémie de COVID-19 est amplement suffisant pour déclencher une furie antiprogrès:mouvements anti-5G, antimasque, antivaccins, etc.

Résultat ? Alors que nous assistons à des levers de boucliers un peu partout, les gens hurlant contre ces «progrès»dont ils se sentent exclus, nous devrions profiter de l’occasion exceptionnelle qui nous est offerte de mieux répartir les retombées des dernières avancées effectuées par l’humanité. Oui, nous devrions profiter de la «mise sur pause»de l’économie pour mieux redistribuer les cartes.

Dans son livre Ce qui changerait tout sans rien changer (Éditions de l’Observatoire, 2020), la philosophe française Julia de Funès suggère ainsi d’arrêter non seulement de valoriser les métiers qui n’ont aucun sens, mais aussi de dévaloriser ceux qui sont, à la lumière de la COVID 19, réellement essentiels. L’idée serait d’amorcer l’abandon des bullshit jobs — les «jobs à la con», selon le néologisme de l’anthropologue américain David Graeber —, soit ceux qui ne sont «ni utiles ni nécessaires». «Si les infirmières venaient à disparaître, les conséquences seraient immédiates et catastrophiques, notait celui-ci. En revanche, on peut s’interroger quant aux "petits chefs"et autres contremaîtres, qui surveillent des travailleurs passablement autonomes.»

Bref, nous voilà à un tournant de notre société. Pour pouvoir garantir notre survie commune, il nous appartient de revoir de fond en comble notre vision du progrès, en partant du principe qu’il doit redevenir collectif. Car le progrès de demain matin sera social, ou ne sera pas.