Certaines données sont trompeuses... (Photo: Marjan Blan pour Unsplash)
CHRONIQUE. Avez-vous noté, comme moi, combien les dernières statistiques en matière d’emploi et de chômage semblent encourageantes? Au Canada, tout le monde s’est félicité des centaines de milliers d’emplois créés en juin et juillet, ou encore de la chute prodigieuse du taux de chômage. Et tout le monde a indiqué que c’était là le signe de la reprise économique, du regain d’activité des entreprises, contraintes de se mettre sur pause afin d’enrayer la pandémie du nouveau coronavirus. Que le «retour à la normale» était maintenant à portée de main.
Hum… Minute. Car dire de telles choses, c’est se contenter de survoler les données, de ne considérer que leur aspect le plus brillant, pour ne pas dire le plus attirant. En vérité, une tout autre perspective de la reprise émerge lorsqu’on prend la peine de regarder d’un peu plus près ces mêmes données. Comme nous allons le voir ensemble de ce pas…
> Une crise plus grave que ce qu’on avait cru
La phrase se trouve tout en bas du dernier communiqué d’ADP Canada, un cabinet-conseil en ressources humaines qui publie tous les mois un rapport sur l’état de l’emploi au Canada en se basant sur les fiches de paie produites par les entreprises: «Le nombre total de nouveaux emplois en mai a été révisé à la baisse: de +1.042.900 il est passé à -1.764.600».
Qu’est-ce que ça signifie? Qu’ADP Canada s’est planté de manière monumentale concernant la reprise: en mai, il n’y a pas eu création de 1 million d’emplois, mais destruction de 1,8 million d’emplois au Canada. Excusez du peu…
ADP Canada ne fournit aucune explication pour ce dérapage. Et au fond, peu importe. L’important, c’est de réaliser que la crise est beaucoup plus grave que ce qu’on croyait jusqu’à présent. Oui, la «mise sur pause» de l’économie décrétée par nos gouvernements s’est traduite par la destruction de 7,1 millions d’emplois durant les mois d’avril, mai et juin, selon les données corrigées d’ADP Canada.
Vous avez bien lu : 7,1 millions d’emplois détruits. Ce qui est loin, très loin, des données de Statistique Canada (lesquelles sont toujours produites avec un temps de retard par rapport à ADP Canada). De fait, son dernier rapport, divulgué au début d’août, indique ceci: «Après avoir baissé de plus de 3 millions de février à avril, l’emploi a rebondi de 290.000 en mai et de 953.000 en juin». Autrement dit, il n’y a eu officiellement «que» 3 millions d’emplois détruits, et la reprise amorcée dès mai aurait permis de réduire le chiffre à quelque 1,8 million. Ce qui est loin, très loin, je le souligne, des 7,1 millions d’ADP Canada.
Qui dit vrai? De toute évidence, il est trop tôt pour trancher. Cela étant, Statistique Canada révise, elle aussi, ses chiffres dans les mois qui suivent leur divulgation - c’est une pratique courante, rien de spécial à cela - et on peut légitimement s’attendre à ce que les siens concernant le mois de mai soient, eux aussi, corrigés sous peu. Corrigés à la baisse, tout comme l’a fait ADP Canada.
Comment puis-je avancer cela? C’est tout bonnement une question de logique : les chiffres de l’emploi divulgués par ADP Canada et Statistique Canada se recoupent toujours, depuis des mois et des mois; les courbes sont quasiment identiques lorsqu’on les superpose. En conséquence, ADP Canada a corrigé ses chiffres de mai, si bien qu’on peut s’attendre à une correction similaire du côté de Statistique Canada, au courant de l’automne. Ce qui montrera clairement que la crise était bel et bien plus grave que ce qu’on avait cru.
> Plus aucun emploi à temps plein
Les chiffres de l’emploi de juillet semblent positifs: +419.000 nouveaux emplois selon Statistique Canada. Fort bien. Ce serait donc le signe qu’il y a une reprise, que les entreprises se remettent à embaucher, qu’on se dirige vers un «retour à la normale».
Le hic? C’est que ces 419.000 nouveaux emplois sont quasiment tous - oui, quasiment tous - à temps partiel. «La majeure partie de la croissance de l'emploi observée en juillet a été enregistrée dans le travail à temps partiel, qui a progressé de 345.000 (+11%), comparativement à l'augmentation beaucoup plus faible de 73.000 (+0,5%) observée dans le travail à temps plein», note le rapport de Statistique Canada.
En analysant soigneusement leurs données, les experts de Statistique Canada en arrivent à la conclusion suivante: «La croissance relativement stable enregistrée dans le travail à temps plein au cours des derniers mois se traduit par une hausse de la proportion de travailleurs qui occupent involontairement un emploi à temps partiel, indiquent-ils. En juillet 2019, 22% des personnes travaillant moins de 30 heures par semaine auraient préféré travailler à temps plein (données non désaisonnalisées). Un an plus tard, cette proportion a augmenté de 7,6 points de pourcentage pour atteindre 29,7%, une indication que la crise économique liée à la COVID-19 et la relance subséquente ont entraîné une baisse, du moins temporaire, du nombre d'heures offertes par les employeurs.»
En résumé, les employeurs canadiens ne proposent plus d’emploi à temps plein, mais que des emplois à temps partiel. Du coup, ceux qui ont perdu leur emploi à temps plein en raison de la pandémie se trouvent maintenant contraints d’accepter un nouvel emploi qui, lui, est à temps partiel. Ils y sont contraints, ils n’ont pas le choix. Ce qui revient à dire que les employeurs profitent de la crise pour précariser davantage l’emploi. Ni plus ni moins.
Résultat? Oublions ça, le «retour à la normale»! Ceux qui retrouvent maintenant un emploi après l’avoir perdu en début d’année y ont clairement perdu: là où ils avaient un emploi à temps plein, ils se retrouvent à présent avec un emploi à temps partiel; quant à ceux qui avaient perdu un emploi à temps partiel, eh bien, c’est la même chose, il peuvent tirer un trait sur leur rêve de décrocher un emploi à temps plein. Car les employeurs canadiens n’en offrent plus. Plus aucun.
> Des régions littéralement dévastées
Au Québec, toutes les régions n’ont pas été frappées de la même façon en matière de destruction d’emplois. Les différences sont flagrantes, pour ne pas dire disproportionnées. Pour bien le saisir, voici le Top 5 des régions les plus touchées, en juillet 2020, selon les données de l’Institut de la statistique du Québec (ISQ):
1. Laurentides, -17,2% (variation de l’emploi par rapport à la même période de 2019)
2. Abitibi-Témiscamingue, -13,1%
3. Capitale-Nationale, -12,9%
4. Bas-Saint-Laurent, -10,4%
5. Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine, -9,9%
En guise de comparaison, la moyenne du Québec est un recul de l’emploi de -6,2%. À Montréal, le recul est de -5,4%, et celui du Grand Montréal, de -5,7%. Enfin, la région qui s’en sort le mieux est Lanaudière, avec une progression de +2,9%.
C’est clair, certaines régions ont perdu beaucoup plus d’emplois que les autres. Elles partent donc de beaucoup plus loin que les autres. Ce qui signifie qu’une juste politique de relance devait en tenir compte, par exemple à l’aide d’une distribution des aides adaptées - comprendre régionale - et non pas généralisée - comprendre sectorielle. Ce que ne semble malheureusement pas envisager le gouvernement Legault, lequel mise tout, ou presque, sur «le goudron et le béton», soit le lancement à la rentrée d’un vaste programme de rénovation et de construction d’infrastructures touchant l’ensemble des régions de manière relativement uniforme.
Voilà. La reprise prend une tournure particulière, comme le montrent les statistiques lorsqu’on les regarde de près. Une tournure déstabilisante, pour ne pas dire inquiétante. Or, plus tôt on en prendre conscience, mieux ce sera. Car cela nous évitera peut-être de vivre une reprise «toute croche», qui nous permettra de nous redresser, mais de travers, au risque d’en garder des séquelles durables. À bons entendeurs salut!
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Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.
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