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BLOGUE INVITÉ. Nous passons en moyenne plus de dix heures par jour devant un écran. Impressionnant? Ces chiffres ne font qu’augmenter. Récemment, une publicité d’une grande institution affirmait: «Vous parlerez à un humain lorsque vous nous contacterez». L’an dernier, le Royaume-Uni s’est doté d’un ministère de la Solitude. Dans cette veine, le Forum économique mondial concluait que la solitude était parmi les trois grandes menaces mondiales en 2019, au même titre que la changement climatique.
Alors que nous sommes au cœur de la période la plus connectée l’histoire, nous voici, paradoxalement, de plus en plus isolés. La transformation numérique et la quatrième révolution industrielle renferment à mon avis un piège latent. Quelles influences ces tendances ont-elles sur nous? Et si ces transformations, cette révolution, n’étaient pas qu’industrielles et numériques?
Nous souffrons tous de myopie cognitive. À différents niveaux, mais sans exception. Obnubilés par la routine, étourdis par l’incessant débit d’information, nous voici admiratifs face aux splendeurs d’une nouvelle tendance. Pourtant, nous faisons abstraction d’une réalité plus vaste et plus complexe, à un endroit où la métaphore de l’arbre cachant la forêt prend tout son sens. L’arbre, c’est la tendance technologique. La forêt, c’est l’environnement où nous cohabitons, composé d’éléments dont la technologie n’est qu’une partie.
Nous avons connu bon nombre de ces tendances technologiques: le multimédia, le web, la transformation numérique, l’infonuagique, l’IA, la chaîne de blocs, la robotisation, la domotique et j’en passe. Chaque chapitre abrite une nouvelle promesse de rupture et de transformation, parfois accompagnée d’un enjeu apocalyptique, comme le bogue de l’an 2000.
Ces technologies ont certes eu un impact positif, la majorité du temps. J’ai fait mes études en technologie et suis demeuré un mordu d’innovation. Au point d’avoir contribué à mettre en place le Desjardins Lab au Mouvement Desjardins. Pourquoi? Parce que je crois qu’individuellement, comme collectivement, nous gagnerons toujours à explorer et connaître les nouvelles tendances.
La quête de dopamine numérique
En parallèle, je crois aussi qu’une partie de nous est en perpétuelle quête d’une dose de dopamine technologique, en tentant de se frayer un chemin dans ce brouillard d’innovations. Au point d’en faire une obsession. Une névrose numérique qui n’aiderait qu’à faire passer notre quotidien.
Nous l’observons: à chaque lancement de produit d’un géant technologique, à chaque promesse d’un nouveau progrès numérique, une partie de nous attend inéluctablement cette si stimulante dose. En vrais toxicomanes de l’innovation. À mon avis, cette myopie cognitive nous incite à assimiler innovation et technologie, comme si cette dernière était la réponse à tout. Une réalité plutôt vide de sens et monolithique, à mon avis.
L’innovation humaine
Quel est l’aspect humain dans l’innovation? Par exemple, à quand remonte la dernière innovation de rupture dans les modèles de gestion? La dernière transformation radicale touchant le bonheur humain? Je crois que notre rôle, en tant que leader de changement, est de porter un regard pragmatique. De séparer l’éphémère du pérenne pour investir les énergies et le potentiel de manière plus responsable. À quoi bon une entreprise au sommet des tendances numériques si la plupart des employés angoissent le dimanche soir à l’idée de rentrer au bureau le lendemain?
L’engrenage culturel
La mission des entreprises est parfois affichée, à proximité du lobby et souvent sur les premières pages de leur site web. Des principes et des valeurs qui semblent quasi interchangeables d’une entreprise à une autre. Or, la véritable culture de l’entreprise semble un concept difficile à cerner. J’aime comparer la culture d’une organisation à une musique diffusée en sourdine dans une grande salle. Cette musique est invisible, mais subtilement présente. Elle peut faciliter notre concentration et nous inspirer, tout comme elle peut nous obséder, au point de faire quitter la pièce.
Une astuce facile pour comprendre la culture d’une organisation est de poser la question suivante: que célèbre-t-on dans cette entreprise? Chez Google, la culture de l’ingénierie et du geek est glorifiée et complètement assumée. Vous aurez remarqué que même sur la page d’accueil du moteur de recherche, on souligne régulièrement les anniversaires de femmes et d’hommes ayant réalisé des progrès sur les plans de la science, de l’innovation et de la technologie. Chez Apple, on croit plutôt aux personnes dotées d’une manière de penser différente, car ce sont elles et eux, comme disait leur fameuse publicité, qui ont souvent changé le cours de l’histoire. Chez les militaires, on célèbre l’honneur, la discipline et le dévouement.
Que célèbre-t-on dans votre organisation? L’intrapreneur qui essaie d’implanter une nouvelle idée? La division ayant réalisé le plus de ventes au dernier trimestre? Le département ayant réduit ses dépenses? L’échec d’une direction interne avec leur dernier lancement de produit? Que célèbre-t-on? Si la question peut paraître banale, la réponse détermine la culture de l’organisation. Quelle que soit sa nature, cette culture se nourrit d’elle-même, activant ainsi un engrenage soit libérateur et performant, soit malsain et improductif.
Le chemin le moins fréquenté
Une des entreprises que j’admire et respecte le plus n’est pas une compagnie technologique ni une compagnie de services. Elle ne possède aucune succursale physique, vous ne payez aucuns frais de livraison et vous avez 365 jours pour effectuer un retour, gratuitement. Les appels au service à la clientèle sont sans limites de temps, le record du plus long appel étant de dix heures et cinquante et une minutes. 10h51. Vous avez bien lu. Cette société génère deux milliards de revenus par année. Son nom est Zappos et elle vend des souliers en ligne.
Que fait-elle de différent? Sa culture est empreinte de son obsession à l’égard du bonheur des employés et de l’expérience client. Son pari? Que des choses incroyables arrivent lorsque vous rendez vos employés heureux.
Chez Zappos, on reconnaît l’individualité de chaque personne, en l’encourageant à décorer son environnement de travail à sa guise, par exemple avec des guitares s’il en a la passion, avec une serre s’il a le pouce vert, ou par toute autre manière visant à ce que l’employé se sente fier et bien dans sa peau. Il n’est pas rare de voir des employés organiser une partie de quilles dans les couloirs ou accueillir des visiteurs en chantant en chœur.
L’indice du bonheur en croissance
L’indice du bonheur, la richesse des relations de travail et l’environnement professionnel ne sont pas accessoires. Bien développés, ils peuvent avoir un impact significatif sur la performance, la productivité et donc, ultimement, sur les ventes. D’ailleurs, selon une étude du Harvard Business Review, les amitiés de proximité au travail augmentent le taux de satisfaction de 50% tandis que les celles et ceux ayant un «meilleur ami» au travail sont sept fois plus engagés dans leurs tâches.
Quand nous mettons en place de nouvelles politiques de travail préconisant des environnements épurés, sans emplacement fixe pour les employés – ce que j’appelle le minimalisme corporatif, le message envoyé aux employés est qu’ils doivent laisser leur personnalité, y compris leurs passions, à l’entrée.
Or, plutôt que de prôner l’efficience et l’optimisation, souvent en les confondant avec productivité et réduction de coûts, peut-être qu’une dose de discernement nous permettrait de réaliser que ces personnes ne sont pas des commodités. Que nous gagnons à créer des environnements stimulants, valorisant des personnalités à part entière, avec un bagage, une histoire et une créativité distinctes.
Est-ce révolutionnaire que d’investir dans le bonheur de ses employés et de ses clients? Les employés ne sont-ils pas les premiers clients des entreprises? Pourtant, les réflexes de l’ère industrielle et ouvrière semblent encore présents dans certaines de nos pratiques. Considérer le plus grand capital d’une entreprise comme de simples «ressources humaines» entraîne inévitablement des conséquences néfastes.
Et l’avenir?
Depuis la nuit des temps, la nature du travail fut rudimentaire: parcourir puis cultiver la terre pour se nourrir. Puis, en moins de cent cinquante ans, la grande partie de la main-d’œuvre, dans la majorité des pays économiquement prospères, a migré de la campagne aux usines, et finalement, sur une chaise de bureau.
La plupart des experts s’entendent pour dire qu’un peu comme à l’usine, ces bureaux seront en bonne partie automatisés, et ce, dans un horizon de quinze à vingt ans. Que s’ouvrent devant nous les portes d’une période où chaque tâche répétitive sera remplacée par une machine. Après tout, si on se fie à nos pratiques actuelles, les humains coûtent cher, sont difficiles à remplacer et parfois pénibles à gérer. Qu’arrivera-t-il le jour où certains algorithmes seront capables de créer, de ressentir et d’explorer par eux-mêmes?
L'écrivain et théoricien italien Antonio Gramsci disait, au début du XXème siècle, «le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et c'est dans ce clair-obscur que naissent les monstres». Je crois que ce clair-obscur constitue un moment crucial pour redécouvrir ensemble ce qui nous rend humains. Durant cette phase d’incertitude, les leaders ont la responsabilité d’inspirer et de guider une transformation humaine et écologique. Deux qualités loin d’être irréconciliables avec la transformation numérique, au contraire.
Ce que nous appelons collectivement progrès est trop souvent couplé à des notions de science et de technologie, très utiles à l’ère industrielle, mais loin d’être suffisantes à l’aube du 21ème siècle. Ce dernier demandera des habilités comme l’empathie l’intelligence émotionnelle. Jamais la technologie ne devrait être qu’un but en soi. Elle devrait rester un extraordinaire moyen de développer la connexion humaine qui restera, à mes yeux, l’ultime innovation. Alors, ayons le courage et le leadership nécessaires pour redéfinir ce que l’innovation représente réellement.